Les amants d'outre-temps - Tome 2
L’idée commença à faire son chemin en son esprit et en son cœur. Pourquoi pas, elle se sentait si seule, si vide, si… désespérée. Pour la première fois depuis… elle s’était surprise à sourire, à avoir envie de discuter, de jouer, de plaisanter. Elle comprit que cela lui faisait un bien fou, qu’elle avait besoin de ces instants… Elle devait absolument le revoir.
— Oui… dit-elle. Oui, on devrait se revoir messire… si du moins cela vous sied également.
— Ouais, trop cool… T’es sympa. Je ne connais personne ici, si ce n’est mon paternel et ses collègues. Ils sont tous archéologues… et pour moi les vieilles pierres, à part les tombes, ce n’est pas trop mon truc.
— Les tombes ! Pourquoi donc les tombes ?
— Ben, c’est logique… tu vois ton trip à toi, c’est le moyen âge, les chevaliers, les princesses et tout ce tralala. Moi, ce sont les vampires.
Ce mot sonna comme une alarme quelque part au fin fond de l’inconscient de la jeune femme. Mais elle ne parvint pas à comprendre pourquoi. Ce terme recélait quelque chose de dangereux et d’intime tout à la fois. C’était indéfinissable, indescriptible.
Pourquoi avait-elle l’impression qu’elle savait parfaitement ce dont il s’agissait ? Et pourquoi, en même temps, désirait-elle tant repousser cette connaissance jusqu’aux tréfonds d’elle-même ?
— Vampires ? demanda-t-elle.
— Ah oui ! C’est vrai… 1492… Encore que, tu vois, tu pourrais sans briser l’image de ton personnage avoir des rudiments d’informations en la matière. Il y a déjà des descriptions de ces créatures dans la mythologie classique gréco-romaine. Sans compter les légendes slaves qui citent l’existence des Strygoïs9
OK, je te l’accorde, toi au moins tu reconstitues plus ou moins fidèlement une époque qui fut bel et bien réelle, tandis que moi je ne m’intéresse qu’à des créatures imaginaires. Cela ne fait pas très adulte, j’en conviens. Sans tenir compte du fait que c’est limite « fashion victim », encore que pour l’instant les vampires sont ringardisés au rang de petite star latino de comédie musicale pour fillettes. Ce sont plutôt les zombies que l’on voit partout.
— Des zombies ?
— Ouais, des morts-vivants décérébrés qui sortent de leurs cercueils pour bouffer la cervelle des humains. Ça n’a vraiment rien de sexy. Je ne comprends pas que des filles puissent rêver de se faire mordre par un cadavre en décomposition plein d’asticots, le globe oculaire pendouillant hors de son orbite… beurk.
Mircea fut tout à coup très inquiète à l’idée que des tombes puissent s’ouvrir devant ses pieds et que des corps humains en état de putréfaction plus ou moins avancée puissent en sortir pour essayer de lui dévorer le cerveau. Elle se surprit à se relever et à trembler.
Par réflexe protecteur, Damon la serra dans ses bras pour la rassurer. Le corps de la jeune fille était doux, chaud et bel et bien tangible. S’il avait eu le moindre doute sur son existence réelle, celui-ci était à présent totalement dissipé.
Mircea eut un bref tressaillement de stupéfaction lors de ce contact charnel inattendu, mais, très vite, elle se laissa bercer dans cette étreinte qui la rassurait. Elle connaissait à peine ce damoiseau et pourtant au lieu d’avoir envie de fuir à son contact, elle ne souhaitait rien d’autre qu’à prolonger cette sensation jusqu’à ce que pointe l’aube.
— Oh, je ne voulais pas t’effrayer. Il n’y a jamais eu de zombies à Naples…
Je ne pense pas non plus qu’il y ait des vampires… ils préfèrent la nouvelle Orléans, comme les zombies d’ailleurs, ou Venise. À la rigueur, ils errent dans les rues de Chicago, de New York, de Toronto et bien sûr de Londres, je parle des vampires, pas des zombies10. De toute façon, je déconne, ce ne sont que des créatures fantastiques, elles n’existent que dans les fictions.
Mircea sourit au jeune homme. Elle n’avait pas peur, en tout cas pas avec lui, et surtout pas de lui. Elle ne put s’empêcher de lui répondre avant de quitter le refuge de ses bras :
— Vous en êtes bien certain ?
Au loin, un coq chanta. Quelques lueurs rosâtres se noyaient à présent dans l’eau azurée de la méditerranée.
— Il se fait tard… Il me faut regagner mon logis, ajouta-t-elle la voix triste… puis avec une audace qu’elle ne se connaissait pas, elle lui demanda :
— Souhaitez-vous vraiment me revoir messire Damon ?
— Ouais bien sûr, tu es trop cool comme meuf… à part le fait que quand tu es dans ton trip tu ne veux pas en sortir, mais OK, c’est fun. Tu me donnes ton numéro et je t’envoie un texto.
— Mon numéro ? Un texto ?
— Faut vraiment qu’on te mérite toi, hein ! Encore que finalement quand on y réfléchit, ce n’est jamais simple les nanas. … OK, on dit quoi alors ? Même endroit, même heure ?
— Messire je ne suis point certaine d’avoir tout saisi. Mais puisque tel est votre bon plaisir et que cela me sied, je serai présente sur ce banc, la nuit prochaine après la mi-nuit… Dieu vous garde en sa sainte protection.
Mircea fit une légère révérence avant de s’éloigner en direction de la sortie du cimetière.
Sur le chemin du retour, elle ressentit d’étranges impressions. Les flagrances auxquelles elle était habituée depuis belle lurette semblaient s’être modifiées. Aux relents champêtres ou animaliers avaient succédé des odeurs désagréables d’origines non identifiées.
Les bruits immuables quasi inexistants à ces heures matinales étaient remplacés par de sourds grondements continus venant tant des cieux que des chemins.
Elle progressait au milieu d’un brouillard rougeâtre. Son instinct, plus que sa conscience, guidait ses pas vers la demeure familiale qui soudain pourfendit la brume écarlate pour se dresser, majestueuse, devant ses pieds. Elle se précipita à l’intérieur du bâtiment, comme l’on se jette dans un refuge pour échapper à un péril imminent. Naviguant dans un rêve embrouillé, elle croisa sa sœur aînée, Zaleska, qui lui parlait. Mais elle n’entendit rien… Elle continua à déambuler sans répondre jusqu’à sa chambre, son univers particulier. Son lit à baldaquin drapé de rouge et de noir l’attendait dans la pénombre. Des chandeliers dorés à cinq branches où se consumaient des cierges rouges jetaient quelques lueurs orangées dans la pièce. D’épais rideaux de velours sombres écartaient, par leur seule présence, les premiers rayons de lumière que l’aurore lançait à l’assaut de ses paupières qui déjà se fermaient. Elle prit simplement le temps de se dévêtir avant de s’allonger et de s’enfoncer derechef dans un sommeil profond dépourvu de voyage onirique.
Le crépuscule marqua le moment de son réveil. Elle entendit hululer une chouette et un instant, un instant seulement, elle crut comprendre la signification du cri du rapace nocturne11. Elle s’étira, toutes ses sensations renaissaient peu à peu. Il lui fallait se nourrir prestement, car elle avait grand-faim et quelque chose en elle lui murmurait que tant qu’elle ne se serait pas restaurée, elle ne maîtriserait pas pleinement son corps. Elle se leva donc, se rafraîchit un peu et choisit dans sa garde-robe une robe d’intérieur très simple, de couleur amarante lisérée d’or. Elle se rendit ensuite dans le petit salon, sans croiser âme qui vive. Dans cette pièce paisible et richement ornée l’attendait, comme chaque soir, une aiguière en or empli de son breuvage thérapeutique.