Clara n'avait jamais compris ce que signifiait réellement le mot *privilégiée*. Pas avant de vivre au manoir Morel. Le luxe ne se mesurait pas uniquement à l'étendue des hectares ou aux lustres scintillant dans chaque pièce, mais à ce que ces murs semblaient promettre : sécurité, grandeur, intouchabilité. Pourtant, cette magnificence avait un coût. Chaque souffle dans cet univers feutré semblait peser une tonne, chaque pas résonnait comme une intrusion. L'opulence devenait une prison lorsque les secrets tapissaient les murs.
Elle avait treize ans lorsque sa mère était morte, si brutalement, qu'il lui avait fallu des années pour accepter cette absence. Une chute fatale dans l'escalier, avait-on dit. Un accident. Mais pour Clara, cette tragédie avait toujours eu un goût d'inachevé, une saveur amère qu'aucun des discours compassés des adultes n'avait pu effacer. Puis il y avait eu Hugo. Avec ses épaules carrées et sa voix grave, il s'était imposé comme un pilier dans leur chaos familial. Trop charismatique pour être ignoré, trop parfait pour être honnête. Un beau-père improvisé qui était à la fois une énigme et un point d'ancrage.
Mais Hugo ne comblait pas le vide ; il le masquait.
Ce jour-là, Clara descendait les escaliers, ses pieds nus glissant sur le bois poli. Elle aimait ce moment de la matinée, avant que le manoir ne s'éveille complètement. À cet instant précis, c'était *son* espace. Pas celui des domestiques affairés ni celui d'Hugo, enfermé dans son bureau, avec ses portes closes comme pour cacher une vérité inavouable. Elle laissa ses doigts glisser le long de la rambarde, effleurant le froid du bois massif. Une habitude presque enfantine qu'elle n'avait jamais perdue.
« Tu es matinale aujourd'hui, » lança une voix grave, arrachant Clara à ses pensées.
Hugo était déjà dans la salle à manger, impeccablement vêtu, un café à la main.
« Je n'arrivais pas à dormir, » répondit-elle, tout en évitant son regard perçant.
Il hocha la tête, presque imperceptiblement. Hugo n'était pas du genre à poser trop de questions. Ou peut-être savait-il déjà tout.
Clara s'installa en silence face à lui. Il y avait cette tension entre eux, un mélange d'intimité et de distance qui laissait toujours un arrière-goût étrange. Elle ne pouvait s'empêcher de l'observer du coin de l'œil. Les traits de son visage étaient à la fois sévères et élégants. Rien chez cet homme ne semblait être laissé au hasard.
« Tu as dix-huit ans demain, » dit-il enfin, rompant le silence.
Elle releva la tête, surprise qu'il le mentionne.
« Oui, je suppose que c'est... important. »
Il fronça légèrement les sourcils, comme s'il n'approuvait pas son ton désinvolte. Mais au lieu de la réprimander, il posa une boîte noire sur la table.
« Pour toi. »
Clara hésita. Hugo n'était pas le genre d'homme à offrir des cadeaux sans raison. Pourtant, elle défit lentement le ruban, son cœur battant un peu plus vite qu'elle ne l'aurait voulu. À l'intérieur, une montre étincelante reposait sur un coussin de velours. Pas une montre quelconque, mais une pièce qui semblait avoir traversé les époques, aussi précieuse qu'intemporelle.
« Elle appartenait à ma mère, » expliqua-t-il calmement.