Volkov arpentait le salon, en proie à une agitation qui le charriait aux portes de la folie. Il gesticulait et vociférait en tournant en rond d’un pas fébrile et nerveux. Ses mains tremblaient, frénétiques, rendues incontrôlables par l’excès d’émotions qui le submergeaient.
Il laissa exploser sa rage et sa frustration en envoyant son poing cogner contre le mur. Il ressentit à peine la douleur éclater dans ses phalanges, et la haine qui bouillonnait en lui ne s’était pas dissipée pour autant.
Il avait vaguement conscience qu’à cet instant, il ressemblait à un dément, à un fou furieux en plein délire qui alignait des kilomètres en faisant des cercles dans les quelques mètres carrés de sa cellule capitonnée.
Volkov avait toujours eu des problèmes psychologiques, mais jusque-là, c’était la peur qui avait dominé sa vie. Pas ce magma de haine en fusion ni ce désir ardent de violence vengeresse. Il prit une grande inspiration pour ne pas déraper complètement. Pour ne pas basculer dans une forme de folie qui le terrifiait, et à la fois l’attirait, comme un aimant. Il luttait contre ce magnétisme, mais il sentait sa volonté faiblir devant cette force inébranlable.
C’était la faute de ce gamin. C’était lui qui avait provoqué cet état. Quand, en rentrant chez lui un peu plus tôt, Volkov avait trébuché sur le trottoir, le gosse avait éclaté de rire alors qu’il jouait avec son père dans la rue. Puis il s’était moqué ouvertement de lui, provoquant des regards gênés et amusés autour d’eux. Cela aurait pu être anodin, mais cet enfant, et surtout son père, n’étaient pas n’importe qui. Le père n’était autre que Jérôme Malliart. L’un d’Eux. L’un de ceux qui avaient fait de la vie de Volkov un enfer, puis un naufrage sans fin.
Quand, deux mois auparavant, Volkov avait vu les Malliart emménager à quelques maisons de chez lui, il avait frôlé la crise cardiaque. Malgré le temps qui s’était écoulé, il n’avait pas eu une seconde d’hésitation. L’un de ses anciens bourreaux se tenait là, devant lui, et allait habiter à quelques mètres de sa maison. Et toutes ces années, passées à essayer d’oublier et à panser ses blessures, furent saccagées en quelques secondes.
Jérôme Malliart l’avait retrouvé et s’était installé à côté de lui pour le torturer à nouveau !
Sentant la rage refluer dans ses veines, Volkov s’immobilisa dans le salon. En serrant les poings, il reprit une profonde inspiration et resta en apnée quelques secondes, puis expira lentement. Il essayait de tenir à distance les souvenirs qui remontaient, mais ces derniers l’emportèrent sur sa volonté. Ils déferlèrent dans sa tête avec la violence d’un typhon, et y mixèrent les cauchemars du passé et leurs réminiscences du présent dans un flot d’images et de sons qui le terrorisaient.
Il revoyait le corps d’un homme étendu au pied d’un arbre. Le cadavre de l’adulte. Des soubresauts remuaient le macchabée, comme s’il n’était qu’une marionnette aux mains d’un homme trop ivre pour lui donner vie. Ces convulsions étaient rythmées par des grognements d’animaux sauvages, tandis que ses yeux morts et figés fixaient le vide, indifférents au banquet nécrophage qu’offrait le cadavre en tout début de décomposition.
C’était un vieux souvenir qui hantait Volkov depuis longtemps. À cette vision se superposait celle très récente du visage du fils Malliart, déformé par son rire moqueur et malsain, et ses yeux mauvais qui transpiraient la bêtise et le vice. Le même regard infect que celui de son père, des années plus tôt.
Dans ce méli-mélo d’images entremêlant le passé et le présent, la voix enfantine de Volkov hurlant « Niet ! Niet ! Niet ! » résonnait comme une alarme déchirante, peu à peu supplantée par les éclats de rire morbides des Malliart père et fils.
Ces visions le terrifiaient, et cette frayeur attisait sa colère comme un bidon d’essence balancé sur un tapis de braises. La rage finit par rejaillir en lui comme une éruption de lave, annihilant l’angoisse qui lui retournait habituellement les tripes et le confinait dans sa maison. Quelque chose en lui venait de se briser. C’était trop. Il n’en pouvait plus. Il fallait que ça cesse.
Il sortit de chez lui, écumant de haine. Il ne pensait pas à ce qu’il allait faire dans les secondes qui venaient. Il ne le savait même pas. Son esprit avait court-circuité sa conscience. Seules les images redondantes du corps de l’homme gisant au pied de l’arbre et du gamin se foutant de lui continuaient de danser dans sa tête. En un éclair, il se retrouva devant le domicile de son ancien bourreau.
La porte d’entrée des Malliart n’était pas verrouillée. Volkov tourna la poignée et pénétra dans la maison. Il n’entendait que les battements saccadés de son cœur, comme si tout le reste n’était qu’un décor de cinéma. Il fit un pas dans la maison puis s’immobilisa. Dans le couloir de l’entrée, le fils Malliart jouait, accroupi sur le carrelage. Le gamin délaissa ses jouets quelques secondes pour se tourner vers l’intrus. À peine surpris par sa présence, l’enfant le reconnut et le défia très vite d’un sourire dédaigneux.
Porté par une fureur incontrôlable, Volkov s’élança vers le garçon et le saisit par les chevilles. Avec une force décuplée par la folie, il souleva l’enfant par les pieds et lui fit faire un arc de cercle qui le propulsa contre le mur du couloir, avec toute la violence que Volkov avait en lui. Le crâne du gamin fit trembler la paroi en la percutant de plein fouet. Après l’impact, son corps rebondit et s’écrasa comme une masse, face contre terre. Immobile. Un filet de sang coulait lentement de ses narines. Ses yeux étaient toujours ouverts mais ressemblaient maintenant à ceux du cadavre qui hantait Volkov. Eux aussi étaient figés et fixaient le vide maintenant. Eux aussi semblaient indifférents, à présent. Et son petit sourire narquois avait enfin disparu. À la place, une expression éteinte, empreinte d’une stupeur éternelle.
Inquiète du vacarme qu’elle avait entendu, la mère appela son fils avec une pointe d’irritation dans la voix.