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Une promesse, une vie

Une promesse, une vie

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Chapitres

Le 27 août 1934, une émeute se déclare dans un bagne pour enfants à Belle-Île-en-Mer. Elle occasionne l’évasion de cinquante-six pupilles. Cinquante-cinq sont repris ; seul le petit Robert reste introuvable. Jules Martin, jeune reporter à « L’Encre Bleue », est témoin de cette chasse à l’enfant. Informé, le directeur du journal parisien décide de l’accompagner sur les lieux pour élucider cette affaire qui s’avère pleine de surprises. À PROPOS DE L’AUTEUR Annick Ferrière-Gaillot profite pleinement de sa retraite pour écrire des histoires à l’attention de ses petits-enfants. Sensible à l’enfance malheureuse et ayant découvert la maison de redressement de Belle-Île-en-Mer, elle a construit ce roman autour de ces petits déshérités emprisonnés.

Chapitre 1 No.1

À Pierre et à RaphaëlUne promesse affirme notre liberté, parce que tenir sa parole, ça ne dépend que de nous.

Hannah Arendt

Première partie

La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté

sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres.

Victor Hugo

Chapitre 1

Paris, mercredi 29 août 1934

Jules Martin enfourcha sa vieille bécane avec une fantastique agilité. Il se positionna en danseuse, pédala rapidement. Il devait arriver à L’Encre Bleue au plus vite. Il n’y avait pas une minute à perdre ! Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit se repassant, comme dans un film noir, les scènes cauchemardesques dont il avait été le témoin. Oui, le témoin en direct !

Alors que Jules passait dix jours de congés avec sa mère en Bretagne, d’où elle était originaire, un événement stupéfiant les contraignit à écourter leur séjour. Sans aucune hésitation, ils décidèrent de rentrer à Paris dès le lendemain.

Les jambes de pantalon en flanelle beige, bridées par des pinces à vélo, gonflaient sous l’effet de l’air qu’il déplaçait. Les rues désertes en ce matin tiède du mois d’août lui permettaient de circuler aisément.

À peine huit heures quand il franchit la porte de la réception du journal. L’ensemble du personnel n’avait pas encore embauché. Les deux femmes boutonnaient leur blouse bleue avant de s’installer à leur poste à l’accueil, orienté face à la porte d’entrée. Il les surnommait «les deux M». Marceline, sèche, strict chignon noir corbeau, le teint pâle, peu expansive, se révélait plutôt taciturne ; Madeleine, rondelette, cheveux blonds bouclés, regard pétillant, se montrait communicative. Enfin, les contraires ! Leurs caractères radicalement opposés ne les empêchaient pas de s’accorder à merveille. Elles s’appréciaient. Travailleuses, consciencieuses, elles se retrouvaient dans les tâches bien accomplies, n’hésitant pas à s’aider mutuellement.

Jules retira sa casquette à l’entrée. Avec un large sourire, il les salua d’une révérence. Il se présentait invariablement enjoué, drôle, dynamique. Il avait conquis, sans résistance, la sympathie de tous. Madeleine s’amusait de son tempérament espiègle, intrépide, séduite par sa joie de vivre. Marceline s’en agaçait.

— Salut « les deux M »! Alors, du neuf ici ?

— Mais... tu ne devais pas revenir lundi prochain ? s’étonna Madeleine.

— Si, seulement il faut que je m’entretienne avec le patron ce matin même ! Une affaire importante au plus haut point, d’une extrême urgence !

— Tout est toujours important et urgent avec vous, objecta Marceline, sans lever les yeux de la feuille blanche qu’elle s’appliquait à placer dans le chariot de sa machine à écrire.

— C’est que… voyez-vous ma chère, l’information est de taille. Elle va faire « la Une »et sans doute scandale !

Marceline haussa les épaules, commença à frapper sur son clavier sans même le regarder. Madeleine, intéressée, tenta de savoir...

— Je vais t’annoncer au rédacteur en chef. Monsieur Philémon est là, mais il ne reçoit personne avant dix heures. Tu risques de tourner en rond. À moins qu’assurément ta démarche en vaille la peine...

— Ah ! Madeleine, c’est une bombe ! Je fais la première page, garanti ! Appelle le patron, j’te dis !

Il ne semblait pas disposé à en dire davantage. Opiniâtre, le journaliste n’entendait pas partir tant qu’il n’aurait pas obtenu son entretien.

***

Jules Martin avait deux ans quand son père fut tué, dans la tranchée de Chattancourt en 1915. Depuis, il vivait avec sa mère restée seule depuis son veuvage.

À l’âge de douze ans, considéré comme soutien de famille, il quitta l’école pour travailler, apportant ainsi une aide financière au foyer.

En tant que veuve de guerre, madame Martin s’était vu attribuer, hormis une pension, une loge dans un élégant immeuble où elle remplissait les fonctions de gardienne. Le logement représentait une considérable commodité ; néanmoins, elle ne percevait qu’un modeste salaire.

Débrouillard, courageux, Jules avait démarché pour trouver un emploi. Un matin, il se présenta à L’Encre Bleue. Madeleine, émue par ce jeune et gentil garçon, l’annonça à monsieur Dunois, rédacteur en chef à l’époque, qui le reçut. Sensibilisé par son parcours, il l’engagea comme vendeur de rue. Chaque matin, sur les trottoirs de son secteur, il clamait, d’une voix claire, le titre principal du quotidien. Enthousiaste, d’humeur joyeuse, il échangeait quelques mots avec chacun. Son affabilité lui avait valu de gagner facilement sa place. En raison de sa mèche blonde rebelle et de son nom « Martin », il avait été surnommé affectueusement « Tintin ». Quelque temps après son embauche, Philémon décida de donner sa chance à ce garçon méritant, sympathique et intelligent. Il proposa de lui financer des cours. Des années en arrière, il s’était promis de venir en aide aux enfants et adolescents en difficulté. Il estimait Jules. Il suivait, avec intérêt, son évolution professionnelle.

***

Aujourd’hui, à vingt et un ans, Jules, nommé fait-diversier, se plaisait à rechercher, enquêter, apporter de l’inédit et de l’originalité à ses articles. Les sujets variés couvraient aussi bien un accident, un délit routier, qu’un cambriolage. Son métier le passionnait.

Madeleine finit par décrocher l’appareil téléphonique, donna deux tours de manivelle et enfonça la fiche sur le numéro « 1 » du tableau, correspondant au bureau du Directeur du journal. Monsieur Dunois de Millançay, entré comme journaliste, puis nommé rédacteur en chef, avait pris la direction du journal L’Encre Bleueen 1927.

***

Particulièrement abattu, Philémon gagna son bureau. Depuis le décès d’Anatole en hiver dernier, il devenait insomniaque. Il ressentait une fatigue inexplicable accompagnée de courbatures permanentes. Il admirait et aimait cet homme qui n’avait jamais failli à son rôle. Protecteur, encourageant, ce père de substitution lui avait insufflé la confiance, avait construit l’homme qu’il était devenu. Il lui devait tout. Ensemble, ils conversaient longuement, ils échangeaient leurs avis. Si parfois Philémon devait prendre une décision complexe, les conseils d’Anatole s’avéraient éclairés et justes. Il laissait un vide abyssal !

Philémon s’inquiétait aussi pour Léa qui se comportait étrangement. Une transformation, tant physique que morale, marquait ses traits, cernait ses yeux. Elle s’exprimait d’une voix monocorde, le regard souvent dans le vague. Apathique, elle semblait perdre goût à la vie. Elle ne se plaignait jamais, ne pleurait pas. Détachée de tout. Chaque soir, après son travail, il passait un moment avec elle, sans pour autant la divertir. Il lui parlait de ses projets, des enfants, de la Grange aux Oies…

Aucun éclat ne faisait plus briller ses yeux. Pour elle, l’avenir ne voulait plus rien dire. Le temps s’était arrêté ce funeste 14 février. Était-ce ce qu’on appelait la maladie de la langueur ? Et comment se soignait cette maladie ? Elle qui était si active « si jem’arrête, disait-elle, c’est que je meurs… »

Philémon se sentait désarmé. La nuit, les pensées accablantes encombraient son esprit. Les tourments le privaient de sommeil.

Adèle, son épouse, se rendait chez Léa lemardi après-midi, son jour de fermeture. Elle lui rapportait quelques courses alimentaires, s’occupait du linge. Elle ne restait jamais longtemps, percevant que sa visite la fatiguait plus qu’elle ne la désennuyait.

Depuis son arrivée au journal vers six heures, monsieur Dunois avait presque terminé la thermos de café apportée pour la journée. Selon son habitude, il commença par la revue de presse déposée, très tôt, sur son bureau. Il dépliait « Le Petit Parisien»quand son téléphone retentit… C’était inhabituel. Personne n’essayait de le contacter avant dix heures.

Il ne décrocha pas, sachant que si Léa voulait le joindre, Marceline le préviendrait.

***

Léa Dunois ressassait ses souvenirs inaltérés.

Ce dimanche-là, un chapiteau, dressé sur la place de Launay, abritait un plancher de danse, invitant les habitants à se divertir.

Anatole, jeune instituteur, muté depuis une année à La Grange aux Oies, se décida à sortir. La petite ville d’à côté offrait un après-midi dansant et il n’avait pas encore quitté le village depuis sa prise de fonction.

À son arrivée, il parcourut des yeux la salle.

Une estrade en bois entourait, sur trois côtés, la piste de danse recouverte d’un parquet lustré au savon noir. Des box, prévus pour quatre personnes, comprenaient deux bancs étroits se faisant face. Dans une de ces loges restreintes, il remarqua une charmante jeune fille ; accompagnée, vraisemblablement, par son père et sa mère. Leurs regards se croisèrent un bref instant. Lorsqu’il s’installa, un peu plus loin, à nouveau au même instant, ils levèrent les yeux l’un vers l’autre.

Une incontestable attirance engagea le jeune homme à s’avancer vers les parents. Il les salua, se présenta, puis sollicita la permission de danser avec leur fille. Une valse lente entraîna irrésistiblement Léa dans le destin de cet homme qu’elle ne devait plus jamais quitter. La foudre était tombée.

Tous les deux, ils connurent la fierté de partager le métier d’enseignant d’Anatole, éduquant, aidant ces enfants de la campagne. Ils découvrirent la joie d’avoir deux fils, le bonheur d’adopter Phil à l’âge de quatorze ans ; eux qui n’avaient que la trentaine. En accord sur leur mode de vie, leurs aspirations, leurs projets, ensemble ils surmontèrent des obstacles rencontrés tant par eux, que par leur proche entourage. Ils s’épaulaient, entretenaient une complicité dans une parfaite harmonie.

Cinq décennies sans se quitter les avaient soudés. L’insoutenable se produisit en ce matin de février. Bien que tous les soins fussent scrupuleusement suivis : applications des ventouses, cataplasmes, sirops, bouillons chauds... l’état d’Anatole s’aggrava. Transporté d’urgence à l’hôpital, il ne survécut pas à cette virulente pneumonie.

Depuis leur retraite, ils vivaient à Paris, dans l’appartement que Charles, le grand-père de Philémon, leur avait légué. Pourtant, c’est dans le petit cimetière de La Grange aux Oies qu’Anatole avait souhaité reposer. Philémon, Joseph et Louis, ses frères, envisageaient d’héberger leur mère chez eux à tour de rôle, afin qu’elle ne soit pas seule. Cependant, ce n’est pas de solitude dont elle souffrait, simplement de l’absence de son époux. S’ajoutait à ce manque un mal-être continu. Son esprit vide, elle ne s’intéressait plus à rien. Depuis ce jour, Léa n’était plus la même : ni but, ni envie, ni plaisir. Le néant ! Cela ne tenait pas à un manque de volonté. Elle ne se complaisait pas dans cette mélancolie ; elle voulait la dépasser. Cela se révélait insurmontable. Toutes ces choses élémentaires, comme s’habiller, se coiffer, lui coûtaient. Continuellement lasse, elle n’aurait pas quitté son lit de la journée. Elle déployait une énergie sans pareille pour se montrer présentable chaque soir à l’heure où Philémon passait. Certaines fois, elle ne se levait qu’au dernier moment. Même la visite de son fils lui pesait. Elle souhaitait s’endormir éternellement pour ne plus subir cette incommensurable difficulté à vivre.

***

En ce mercredi matin, Léa se réveilla reposée après avoir dormi profondément. Un songe extraordinaire avait embelli sa nuit. Mais était-ce un rêve ?

Anatole, venu s’allonger près d’elle, blotti contre son dos, l’avait entourée de son bras. Elle avait senti son souffle sur sa nuque. Puis, avec douceur, il lui avait murmuré à l’oreille :

« Ma Léa, j’ai pu venir jusqu’à toi cette nuit, car je dois t’aider. Le chagrin te dévore. Tu as perdu ton sourire, ton esprit s’égare. Je ne te reconnais plus. Chaque année, Joséphine cueille les herbes de la Saint-Jean ; procure-toi du millepertuis et prépare-toi un bol de tisane avant ton coucher. Tu retrouveras un bon sommeil ; ainsi tu iras mieux. Ta vie terrestre n’est pas terminée. Il te faut continuer à vivre, à profiter de notre belle famille. Phil, le plus sensible de nos trois fils, a besoin de toi. Une mission t’attend. Sois là comme tu l’as toujours été. Je suis près de toi souvent ; je ressens ton désarroi. Nous ne sommes séparés que passagèrement. Aie confiance, garde la foi, la mort n’existe pas ! Je t’aime. »

Elle se leva tôt, aisément, avec un regain d’énergie, tenant cette certitude que son époux s’était réellement manifesté. Imprégnée de sa présence, elle se sentit habitée d’une force nouvelle. Avec un bien-être oublié, elle se prépara un petit déjeuner qu’elle savoura pour la première fois depuis des mois. Elle demanderait à Georges de lui rapporter les herbes. Les jumeaux, ses petits-enfants Joséphine et Georges, avaient opté pour la vie en Sologne. Ils habitaient à La Grange aux Oies, en lisière de forêt, où ils y exerçaient les métiers d’apiculteurs. Chaque trimestre, son petit-fils se rendait à Paris où il fournissait une épicerie de luxe. Il lui déposerait la plante recommandée.

Léa s’empara de la grande bouilloire en aluminium, fit chauffer de l’eau sur la cuisinière en fonte émaillée. Elle shampouina sa blanche chevelure, la sépara par mèche qu’elle enroula avec des papillotes de papier de soie. Ses cheveux secs, elle les ramassa en un chignon souple. Habillée, chapeautée, elle s’empressa de se rendre à L’Encre Bleuepour réconforter Phil que ce deuil avait éprouvé. Elle savait lui causer un souci supplémentaire. D’ailleurs, à travers ce rêve, Anatole lui délivrait un message. Son fils avait besoin d’elle.

***

Jules consulta sa montre à gousset, précieux cadeau de sa mère pour son vingtième anniversaire. Plus d’une heure trente qu’il faisait les cent pas… Il commençait à trouver le temps long. Marceline et Madeleine poursuivaient leur activité sans se préoccuper de lui.Or, que pouvait-il faire d’autre que d’attendre ?

À l’accueil, sur le côté gauche en entrant, quatre fauteuils « bridge », tapissés de velours gaufré jaune ambre, invitaient les visiteurs à patienter.

Résigné, il finit par s’asseoir dans un coin, quand une femme tout de noir vêtue, du chapeau jusqu’aux chaussures, se présenta à la réception. De sa main gauche gantée, elle souleva légèrement sa voilette. Derrière le comptoir, Marceline et Madeleine, face à leur machine à écrire, se levèrent pour lui tendre la main. Tintin comprit que cette élégante dame endeuillée était la mère du patron qui demandait à le voir. Il ne se permit pas d’intervenir, laissant « Les deux M »gérer cette délicate situation, car, malgré tout, son affaire s’avérait urgente !

Elles le regardèrent brièvement, puis Madeleine accompagna madame Dunois jusqu’au bureau de son fils. Quelque vingt minutes plus tard, cette dernière ressortit.

À la suite de quelques mots de convenance échangés avec madame Dunois et après l’avoir aimablement saluée, Madeleine téléphona au bureau de Philémon. Cette fois, il décrocha et accéda à la requête de Jules.

Madeleine se montrait fort intriguée par ce mystère. Marceline pensait qu’il ne s’agissait que d’un fait divers parmi tant d’autres…

— Vous êtes bien attentive à ce garçon, Madeleine, dit Marceline d’un ton badin.

— Oui, c’est vrai, il me plaît avec son attitude désinvolte et paradoxalement sa rigueur dans le travail.

Sur un ton plus bas, elle ajouta :

— Puis je le trouve beau garçon !

— En outre, il est intelligent. Il a tout pour lui, répondit sérieusement Marceline.

Madeleine s’en étonna, car elle décelait souvent, chez sa collègue, un léger agacement quand Tintin les taquinait.

Madeleine Garnier avait seize ans lorsqu’elle rentra au journal, quelques mois avant Jules Martin. Elle se trouva sous la coupe de Marceline, plus âgée, qui lui apprit le travail et l’aida. Marceline, loyale et compétente, se révéla tout de suite bienveillante avec elle. Dès le début, le binôme fonctionna parfaitement.

— Excusez ma curiosité Madeleine, auriez-vous un penchant pour Jules ?

— Je l’aime bien.

Marceline se remit à taper afin de cesser cette conversation personnelle.

Madeleine, troublée, reprit également son occupation. C’est vrai, elle aimait ce garçon. Ils se connaissaient depuis neuf ans. La tendresse qu’elle éprouvait pour lui au début s’était, au fil des années, transformée. Sentiment, hélas, qu’elle n’imaginait pas réciproque. Elle essayait donc de dissimuler au mieux cette inclination.

***

Marceline Crosnier, la quarantaine, avait quitté l’exploitation agricole de ses parents en Beauce.

Hébergée, le temps de ses études, chez un oncle et une tante qui logeaient à Paris, elle échappait au labeur des champs et à la morne campagne. Cette plaine à perte de vue, surtout à la saison des labours, la rendait neurasthénique. Elle ne ferait pas défaut à la ferme, car ses trois frères aînés et sa jeune sœur souhaitaient demeurer dans leur région, près de leurs parents.L’Encre Bleue était son premier emploi.

Un petit appartement à deux pas du journal lui permettait d’y venir à pied. Célibataire, sans fréquentation, son travail représentait son univers. Son professionnalisme, sa disponibilité, sa vivacité d’esprit, ses qualités d’organisation faisaient d’elle une secrétaire précieuse. Monsieur Dunois de Millançay se trouvait parfaitement secondé.

Madeleine Garnier, vingt-cinq ans, demeurait chez ses parents avec ses deux jeunes sœurs. Son père exerçait le métier de livreur pour un grossiste en vins. Sa mère, au foyer, élevait ses deux dernières filles, tout en réalisant divers travaux de tricot, broderie et couture.

Employée comme caissière quelques mois dans le magasin où travaillait son père, elle s’était inscrite à des cours de dactylographie. Elle postula au Journal ; elle fut embauchée comme standardiste dactylo. Sa gaieté, sa volonté de bien faire, sa gentillesse avaient conquis Marceline.

***

Enfin, la porte du bureau s’ouvrit. Philémon et Tintin en sortirent. Le Directeur, l’air grave, informa Marceline, sa secrétaire, qu’un événement, aussi inattendu que préoccupant, les contraignait à s’absenter un minimum de trois jours. Il lui laissa quelques consignes. Le rédacteur en chef, Émile Roussel, le remplacerait le temps de son voyage.

À peine sortaient-ils du Journal que Marceline et Madeleine s’interrogèrent sur ce déplacement qui, de fait, était extraordinaire.

— Alors là ! Il avait raison le Tintin. Il a dû dénicher un sacré sujet pour que le patron se déplace avec lui, reconnut Marceline

— Oui, c’est la première fois que cela arrive. Je suis impatiente de savoir de quoi il peut s’agir ; d’autant qu’il a abrégé ses vacances... C’est « grand secret », on ne sait même pas où ils vont…

— En effet, cela paraît sérieux, vu le visage du patron.

Elles continuèrent à travailler en silence, chacune à ses interrogations.

C’était le début de matinée.

Les deux journalistes devaient impérativement se rendre sur les lieux. Ils passèrent d’abord chez Léa qu’ils renseignèrent. Elle accepta de les accompagner chez madame Martin, la mère de Jules.

***

Jeanne Martin avait rencontré plusieurs fois monsieur Dunois à son bureau où il l’avait conviée afin de l’entretenir de l’avenir professionnel de son fils. Six mois après l’embauche de Jules, le rédacteur en chef, à l’époque, avait décelé chez ce garçon mature, de réelles capacités, indépendamment de son courage et de son assiduité. Il avait donc proposé de lui offrir des cours qui lui seraient dispensés trois soirs par semaine au domicile de Jeanne. Naturelle et franche, madame Martin avait accepté en toute simplicité.

La première fois où il la vit, il fut impressionné par sa forte personnalité. Bien que petite et mince, elle s’imposait dès qu’elle parlait ; s’exprimant remarquablement. Perspicace, énergique, cette femme impressionnait.

Lorsque Philémon évoqua la mort de son mari pendant la guerre, Jeanne lui fit comprendre qu’il était impossible de s’arrêter sur ses malheurs, car la route pouvait être longue. Il fallait la continuer, vaillamment, en savourant le meilleur. C’était une combattante pour le bonheur. Ne pas s’apitoyer sur son sort, aller de l’avant en ayant foi en la vie. Jules lui ressemblait.

— Le bonheur n’est pas acquis, il se gagne pied à pied. Il s’apprécie. J’ai eu la chance de choisir mon mari et de connaître un amour partagé. La guerre, stupidité des hommes, me l’a enlevé comme à sept cent mille autres femmes. Malgré cela, je rends grâce au Ciel de m’avoir donné Jules, un fils admirable. Je sais qu’un jour viendra où il quittera la maison ; cependant, je serai comblée s’il est heureux. J’aurai rempli mon rôle. Je découvrirai toujours une bonne raison de bien aller. Voyez-vous, Monsieur Dunois de Millançay, si nous stagnons dans le passé, nous n’évoluons pas. En quelque sorte, nous sommes déjà morts. Nous n’avons rien à espérer du passé. L’existence est une succession d’adaptations avec de jolis moments sur lesquels nous ne nous attardons pas suffisamment. Aujourd’hui, une bonne chose nous arrive. Grâce à votre générosité, dont je vous remercie infiniment, mon fils va pouvoir étudier, prétendre à un meilleur avenir.

— Appelez-moi Monsieur Philémon. Ici, tout le monde m’appelle ainsi, c’est moins pompeux, vous ne trouvez pas ?

— En effet, Monsieur Philémon. Moi, c’est Jeanne. Je suis ravie de vous avoir rencontré. Jules vous porte une sincère admiration, ce que je comprends.

Lors d’un autre entretien, madame Martin qui appréciait Philémon, lui parla de son mari. Elle avait quitté ses parents bourgeois, sectaires et rigides, peu de temps après sa rencontre avec Léon. Ils ne voulaient pas entendre parler de fiançailles, ayant choisi un prétendant différent pour leur fille. Jeanne, authentique, directe, refusait ce carcan dans lequel elle était enfermée depuis l’enfance. Craindre le qu’en-dira-t-on, devenir esclave de sa réputation, baigner dans l’hypocrisie, toutes ces choses l’exaspéraient.

Dès sa majorité, elle partit habiter avec Léon hors mariage, ce qui déshonora son père et sa mère. Elle ne fut plus une fille « comme il faut ». Elle cessa toute fréquentation familiale, hormis une tante, sœur de sa mère, aux idées moins étriquées et son frère, de cinq ans son aîné, dont elle était très proche. Cependant, ils n’avaient plus que des relations épistolaires. À l’approche de la Première Guerre mondiale, il quitta la France pour vivre en Suisse. Ce beau pays montagneux, neutre, calme, convenait à sa nature tranquille. Il partageait sa vie avec une Suissesse et leur fils dans un village de vignobles au bord du lac Léman. Ursula, son épouse, au bas de chaque lettre, ne manquait pas de lui ajouter une invitation. À l’époque, le couple Martin était dans l’incapacité de faire ce long voyage.

Jeanne et Léon trouvèrent un appartement pas très loin du centre postal. Le travail de Léon, pénible en raison de l’abondance du courrier et de la distance à parcourir lors de sa tournée, se trouva facilité grâce à l’acquisition d’une bicyclette. En plus de son salaire, la recette de la vente des calendriers de fin d’année n’était pas négligeable.

Modérée, Jeanne avait ajouté :

— Nous vivions correctement, certes pas dans le luxe, mais le superflu n’est pas nécessaire pour être heureux. Quand Jules s’annonça, nous nous mariâmes civilement et religieusement, en petit comité. Après la cérémonie, un couple d’amis et ma tante, nos invités, nous accompagnèrent dans l’excellent restaurant Drouant près de l’opéra Garnier. Ce fut notre seule extravagance.

La sagesse et la droiture de cette femme la rendaient attachante. Philémon s’était pris d’une sincère amitié pour elle.

***

La loge se trouvait au rez-de-chaussée d’un bel immeuble haussmannien et se composait d’une salle à manger, d’un bout de cuisine, de deux chambres et d’une salle de bains ; intérieur confortable, sobre et soigné.

Devant l’insistance de Jeanne, Robert finit par accepter de se savonner et de se baigner. La veille, il avait violemment refusé. Alors qu’il sortait de la baignoire sabot, elle remarqua dans le bas de son dos de profondes marques de lanière. Elle ne dit rien.

Quand il vit arriver Léa et Philémon, le gamin effarouché courut se lover sous la table.

— Robert, sors de là, ne crains rien, je suis avec des amis, le rassura Jules.

— Bonjour Robert, je m’appelle Léa Dunois. Je suis ici pour t’aider.

— Non, non, j’veux pas r’tourner ! hurla l’enfant.

Jules, aussi souple qu’un chat, se glissa sous la table, l’apaisa.

Robert, flottant dans un peignoir en attendant des vêtements, se releva apeuré. Madame Martin, durant la nuit, avait découpé et brûlé la veste en coutil gris dans sa cuisinière, révélatrice de sa détention. Ce petit de neuf ans, haut comme trois pommes, tondu, avait un visage anguleux. Les prunelles noires enfoncées dans les orbites durcissaient son regard. Maigre, ne mesurant pas plus d’un mètre vingt, très pâle, il ne quittait pas Léa des yeux. Celle-ci s’approcha doucement de lui. Il recula en la dévisageant. Elle ne voulut pas l’effrayer et s’éloigna.

Hâtivement, Jules entassa peu d’affaires dans un sac, embrassa sa mère et repartit avec Philémon. Ils passèrent prévenir Adèle de leur départ.

Le pauvre enfant n’avait rien à se mettre. Léa emprunta une valise à Jeanne afin d’aller acheter de quoi le vêtir. Elle revint du Printempsavec sous-vêtements, chaussettes hautes à losanges, pantalons courts, chemises, blouses de nuit en coton, gilets, veste, souliers en cuir... Un béret et une casquette complétaient le tout ; indispensables accessoires pour cacher le crâne rasé qui ne manquerait pas d’attirer les regards. Les habits lui allaient, sauf les souliers légèrement trop grands. Madame Martin froissa du papier journal qu’elle tassa dans le bout des chaussures. La mère de Jules lui fit mille recommandations : éviter de se montrer, de parler aux inconnus qui se présentaient dans la loge, toujours garder son béret jusqu’à la repousse des cheveux. Ne pas sortir dans la rue. Il ne fallait pas qu’on s’intéresse à lui. Robert approuva de la tête. Il n’avait aucune intention de se lier avec quiconque. Une irréductible méfiance ne le quittait pas.

Encore une fois, il souhaita devenir invisible !

En écoutant madame Martin, Léa pensa que pour Robert le risque de se faire repérer dans la loge était important…

Jeanne prépara le repas du midi composé d’un morceau de lard accompagné de purée et d’un biscuit fourré de gelée de groseilles de sa fabrication.

Après le déjeuner, le regard du petit s’adoucit ; il avait mangé à sa faim. Ce repas était une bénédiction. Il semblait moins fermé et Léa se hasarda à poser une question :

— Que s’est-il passé lundi soir ?

— On était à table, un garçon a mangé son fromage avant sa soupe. Les surveillants le cognaient fort, il hurlait. Tout l’monde s’est levé. Certains ont mis l’feu et nous nous sommes sauvés. Nous courions dans tous les sens avec la peur qu’ils nous rattrapent et qu’ils nous battent. Je n’savais pas où aller, j’ai filé vers le port pour m’jeter à l’eau. Me noyer était mieux que d’me faire reprendre. J’ai senti quelqu’un qui m’tirait et m’mettait une main sur la bouche en m’disant : « ne crie pas, je vais t’aider».J’ai vu madame Martin s’précipiter. Elle a r’tiré mes galoches et mon pantalon, les a j’tés à la mer, m’a noué son fichu sur la tête et m’a enveloppé dans sa pèlerine.

— C’est juste, continua Jeanne. Nous lui avons juré que nous allions le sortir de là ; il ne devait ni bouger ni parler, maintenir les yeux fermés. Nous le ferions passer pour notre nièce Marie, malade. Jules l’a pris dans ses bras...

— Il est costaud Jules, il m’tenait serré, comme un bébé, avec ma tête contre son épaule pour pas qu’on m’reconnaisse et me répétait, tout bas, à l’oreille « jem’appelle Marie, je m’appelle Marie… »

Madame Martin reprit la parole :

— Certains garçons poursuivis furent vite repris, vertement. Lorsque nous montâmes sur le bateau, l’employé regarda fugitivement le petit, plus intéressé par l’évasion et la recherche des émeutiers que par les passagers. Nous nous installâmes dans un coin du bateau. Robert, épuisé, s’endormit. Jules fut pressé de rentrer à Paris afin d’éloigner l’enfant. Il voulait aussi informer monsieur Philémon de cette révolte. Nous réalisions que des choses anormales se passaient dans cet établissement. La maltraitance sautait aux yeux. Jules comptait revenir et en apprendre davantage.

— Le mieux serait que j’emmène Robert avec moi. Je ne travaille pas. Mon appartement à l’abri des regards le protégera. Ce sera plus facile que pour vous Jeanne, suggéra Léa.

— Oui, sans doute. Ici, il y a du passage

— J’veux rester avec Jules et madame Martin !

— Sois tranquille Robert, tu seras bien avec moi.

Le gamin se braqua, fit non de la tête avec vigueur. Léa fut désappointée.

Jeanne n’éleva pas la voix. Avec une douce fermeté, elle rassura le garçon :

— Jules et moi nous t’avons arraché à ta triste condition, ce n’est pas pour te faire subir le même sort. Tu ne risqueras rien si tu pars avec madame Dunois. C’est une bonne solution. Tu n’as pas à t’inquiéter. Maintenant, nous allons tout faire pour que ta vie devienne normale, mais tu vas devoir nous écouter. Nous prenons un énorme risque en te soustrayant à cette impitoyable justice.

— Tout l’monde veut s’débarrasser d’moi, gémit Robert.

— Donne-moi la raison pour laquelle tu ne veux pas habiter chez madame Dunois.

— Parce que j’veux rester avec Jules. Madame Dunois n’voudra pas m’garder et m’reconduira là-bas.

— Jusqu’à ce jour, tu n’as connu que des misères. Tu es devenu méfiant, craintif.

Je te comprends. Que peut-il t’arriver de bon, puisque les adultes se sont si mal comportés avec toi ?

— Que des méchants, même ma mère ! Il n’y avait qu’mon grand frère qui m’parlait gentiment quand il était à la ferme. Personne n’veut d’moi, parce que j’vaux rien !

— Ne crois pas ça ! Dorénavant, rien ne sera plus pareil. Nous ne pouvons pas changer notre passé ; nous pouvons seulement décider de regarder vers l’avenir. Sois bien attentif et souviens-toi de ce que je vais te dire. Nous possédons tous en nous une chose invisible, extraordinaire, que personne ne peut nous prendre...

Robert écoutait attentivement.

— Imagine une minuscule bougie allumée près de ton cœur. Personne ne la voit. Pourtant, tu sais qu’elle est là, au fond de toi. Parfois, la flamme devient faible, vacille, mais elle ne s’éteint pas. Elle ne doit pas s’étouffer, jamais ! Cette étincelle s’appelle l’espoir. Il faut en prendre soin. Tu as, toi aussi, cette lumière, penses-y, entretiens-là en ne te décourageant pas. L’espoir nous tient debout jusque dans les pires moments.

Il faut résolument tourner le dos au pitoyable passé, se diriger vers un futur plus souriant. Je sais qu’il t’est très difficile de faire confiance. Je suis certaine que tu vas y parvenir. Madame Dunois a des enfants, des petits enfants. Aujourd’hui, elle est là pour nous apporter son aide.

Léa trouva Jeanne encourageante ; pas d’apitoiement inutile sur le sort de Robert, juste une considérable assurance. Directe, pragmatique, elle ne laissait pas de place à l’accablement. Son apparente fragilité, trompeuse, cachait un solide caractère. Une forte volonté émanait de sa frêle personne. En somme, elle avait une telle propension à communiquer sa foi en la vie, qu’elle convainquait son entourage. À peine cinquante ans, ayant traversé des épreuves térébrantes, elle avait su transformer le malheur en expérience, la douleur en force.

Robert fut sensible à ce discours persuasif, comme Léa d’ailleurs qui y puisa un certain réconfort. Le pseudo rêve du matin, l’optimisme de madame Martin, lui apportaient une apaisante consolation.

Réconfortante, Jeanne posa sa main sur l’épaule de l’enfant :

— Tout va bien aller mon petit.

D’abord réticent, ilaccepta de partir avec madame Dunois. Cette dernière lui promit que Jules et madame Martin viendraient leur rendre visite.

Ils prirent un taxi dont le chauffeur, particulièrement discret, ne se montra ni bavard ni curieux. Madame Dunois en fut soulagée.

***

Léa résidait dans un luxueux appartement au troisième étage d’un immeuble de prestige.

Le vestibule débouchait sur un vaste séjour, orienté vers le parc Monceau. Une large fenêtre, s’ouvrant sur une terrasse, offrait une clarté exceptionnelle. Quand la maîtresse des lieux fit visiter la chambre qu’elle réservait à Robert, il fut ébloui. Confortablement meublée, la pièce, très claire, donnait également sur le parc avec un balcon. Lui, qui depuis une année n’avait vécu que dans l’ombre des murs gris, sans lumière, sans végétation… Il crut rêver !

Madame Dunois souhaitait connaître les circonstances qui avaient conduit l’enfant, si jeune, dans un établissement de détention.

Lors du dîner, il ne parla pas, le nez dans son assiette. Il répondit à peine aux questions que Léa lui posa avec bienveillance. Ce n’était donc pas le bon moment pour l’interroger.

Le lendemain soir, moins méfiant, il raconta une partie de son histoire. Léa en fut sidérée…

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