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Le recul du bélier

Le recul du bélier

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Chapitres

Le recul du bĂ©lier est une oeuvre portĂ©e par des acteurs qui refusent le dĂ©litement de leur sociĂ©tĂ©. Convaincus que l'homme est le premier fossoyeur de la nature, de son environnement, ils se battent pour ne pas laisser un monde irrespirable aux futures gĂ©nĂ©rations. Le rapport Ă  l'argent, le rapport Ă  son environnement, la place de la femme et du plus faible sont les principaux moteurs de leurs combats. Issus de pays dont les sols et sous-sols regorgent de toutes les ressources vitales pour l'humanitĂ©, ils n'acceptent pas que les fils et filles issus de ces terres n'aient pas le minimum pour une vie dĂ©cente. Ils se lancent alors, au pĂ©ril de leur vie, Ă  la quĂȘte d'un savoir susceptible de les hisser au niveau des leviers de commande de leur pays. Ce savoir acquis sera-t-il suffisant pour faire face Ă  des monstres qui mettent Ă  mal les leurs ?

Chapitre 1 No.1

Il se réveilla, suant à grosses gouttes. Un cauchemar. Un de ceux qui vous interdisent de fermer les yeux à nouveau.

3 h 15. Il se leva lourdement et se dirigea vers la salle de bain pour se laver la bouche, comme s'il devait se rendre Ă  son bureau.

Dans quarante jours, il quitterait San Pedro, cette belle petite ville et son port maritime, puis son pays, son village natal, la terre de ses ancĂȘtres, pour ailleurs. Un ailleurs qu'il ne connaissait qu'Ă  travers les gros titres de journaux relatant les drames de ses semblables, de ceux qui n'ont pas su apprivoiser l'Ă©toile de leur vie d'adolescent.

Certains étaient morts, noyés dans un océan avide de nourrir ses carnassiers. Les plus chanceux avaient débarqué, frigorifiés, sur les cÎtes de l'Eldorado. Et les « bénis de Dieu » s'étaient évaporés dans la nature, à la merci d'employeurs véreux ; mais ça, ils ne pouvaient pas le savoir.

Ces images de corps sans vie ou mutilés l'angoissaient.

Lui aussi, « enfant espoir » de sa famille, celui en qui une tribu entiĂšre voyait le Sauveur, pouvait finir dans l'antre d'un requin ou ĂȘtre Ă©tendu, inerte, recouvert d'une bĂąche aprĂšs avoir longtemps agonisĂ© dans les cales d'un vieux bateau non entretenu.

Il revint s'asseoir sur le lit, la tĂȘte dans les mains. Quarante jours. San Pedro. Les plages. Ses parents et tous les siens. Et son ami Ôdjo Kolo. Ce vieil ami qui l'avait vu grandir et dont seul lui connaissait l'existence. Loin d'Ôdjo Kolo, loin de leurs Ă©changes qui lui donnaient l'occasion de penser l'Ă©volution de sa sociĂ©tĂ©.

Submergé par la nostalgie de ses entretiens avec ce vieux sage venu d'un autre monde, il laissa le champ libre à ses souvenirs.

- Je suis lĂ .

- Le soleil peut-il brûler ma carapace ?

- Le vent est vigoureux, les arbres se tordent, mais le Kalao sort son bec.

- Goplou est passé, je n'ai pas de nouvelles.

- J'ai soif, je cherche Ă  boire.

- Bonjour mon fils, laisse-moi quelques minutes pour sortir.

Prenant tout son temps, Ôdjo Kolo, la vieille tortue mñle sortait de sa grotte.

Dialogue discordant, décousu, mais c'étaient les maniÚres convenues pour se reconnaßtre, pour éviter de parler à l'inconnu, à l'ennemi.

Ôdjo Kolo avait vu grandir le quatriĂšme fils de DjĂšlĂš. L'enfant ne rentrait jamais des plantations sans passer une main amicale sur le dos de la tortue mĂąle. Ses parents n'avaient pas cherchĂ© Ă  comprendre pourquoi leur fils voulait les prĂ©cĂ©der Ă  certains endroits du chemin du retour.

Ôdjo Kolo avait vu passer plusieurs gĂ©nĂ©rations de SokiĂ©s, peuple mangeur de tortues. Il Ă©tait restĂ© des annĂ©es durant, prostrĂ© Ă  l'entrĂ©e de sa grotte, attendant en vain le retour de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses arriĂšre-petits-enfants. Plus d'une fois, il avait louĂ© les services de la famille LibĂ© pour chercher Ă  des kilomĂštres Ă  la ronde, les traces de sa progĂ©niture. Le pĂšre LibĂ© revenait toujours la mine dĂ©faite. Mais comment pouvait-il en ĂȘtre autrement dans un environnement oĂč les Ɠufs et la chair des Ôdjo Kolo et de leurs semblables Ă©taient recherchĂ©s ?

Lorsqu'un soir, rentrant d'une longue promenade, il entendit des bruits de pas, il sentit son cƓur sortir de sa poitrine. « C'est la fin, c'est ma fin, il fallait bien que ça arrive un jour. Je vais enfin rejoindre les miens dans l'au-delĂ . » Ôdjo Kolo s'arrĂȘta net, attendant d'ĂȘtre soulevĂ© de terre comme les siens l'avaient Ă©tĂ© sous son regard impuissant, dissimulĂ© sous quelque broussaille. Le temps parut interminable, sans fin. Une main tendre et apaisante caressa son dos rocailleux. Il garda la tĂȘte Ă  l'intĂ©rieur de sa coquille, comme les gens de sa race l'ont toujours fait devant un danger.

- HĂ© ! Ôdjo Kolo, n'aie pas peur. OĂč vas-tu ? Puis-je te conduire rapidement Ă  ton domicile ?

Le vieux mùle, terrorisé, ne répondit pas. « En voilà un qui est sans doute plus rusé bien que gamin. Il veut découvrir mon repÚre, espérant y trouver les miens afin de faire bonne chÚre », se dit-il.

- Mes parents seront là dans quelques minutes et si tu ne m'autorises pas à t'aider, je ne saurais justifier ma présence ici.

Kolo comprit qu'il n'avait pas le choix.

- Tout droit et sur ta gauche, aprĂšs le baobab.

L'enfant se prĂ©cipita car la voix de ses parents se faisait de plus en plus proche. Kolo sortit enfin la tĂȘte, mais n'eut pas le temps de remercier son bienfaiteur qui se sauvait dĂ©jĂ .

Le frÚre aßné, qui avait vu l'enfant disparaßtre derriÚre le buisson, l'attendait, assis sur un vieux tronc d'arbre.

- Pourquoi cours-tu toujours comme un forcenĂ© Ă  cet endroit du chemin ? Tu donnes le sentiment d'obĂ©ir Ă  un rite. MĂȘme la vieille1te trouve Ă©trange...

- Tiens, je ne l'avais mĂȘme pas remarquĂ©. J'aime bien courir et si vous ĂȘtes si observateurs comme tu le prĂ©tends, vous avez dĂ» vous en apercevoir

- Personne n'a perdu de vue que tu prĂ©pares les Jeux olympiques, mais d'oĂč viens-tu ?

- J'ai eu un besoin urgent et comme le village est encore loin...

- Et pourquoi ne nous l'as-tu pas dit ?

- Je ne vais quand mĂȘme pas faire un communiquĂ© pour vous annoncer que...

- Ôssato, n'oublie pas que je suis ton aĂźnĂ©, alors soigne la forme de ton langage.

- Excuse-moi, Ayiko, je n'ai pas voulu te manquer de respect.

En d'autres temps, Ôssato se serait rebiffĂ©. Mais ici, il ne fallait pas donner l'occasion Ă  son frĂšre de fouiner, au risque de mettre en pĂ©ril la vie du vieil Ôdjo Kolo.

Le lendemain, Ôssato prĂ©texta une lĂ©gĂšre fiĂšvre pour ne pas accompagner ses parents aux champs. Il rejoignit le repĂšre de la vieille tortue mĂąle.

- Comment vas-tu, mon enfant ?

- Bien, trĂšs bien.

- Et tes parents ?

- Tous se portent bien.

- As-tu pris les prĂ©cautions nĂ©cessaires pour venir ici ? J'ai tellement peur d'ĂȘtre soulevĂ© de terre... Je n'ai pas perdu l'espoir de voir un jour me revenir un de mes descendants qui aurait Ă©chappĂ© par miracle aux tiens...

- Personne ne m'a suivi et personne ne m'a vu entrer ici. Et je reste persuadĂ© que tu ne quitteras pas cette terre sans avoir vu et parlĂ© avec un membre de ta famille qui vit peut-ĂȘtre quelque part...

- Que le ciel t'entende mon fils, qu'il t'entende. Mais quelles sont les nouvelles du matin ?

- J'ai voulu passer quelques heures avec toi, alors je suis venu. Je voudrais surtout que tu me parles davantage de toi, des tiens, des miens et des rapports violents qui ont jalonnĂ© et guident encore aujourd'hui l'histoire de nos deux peuples. Il n'y a que toi qui puisses le faire. Je poserais la mĂȘme question Ă  mes parents qu'ils me prendraient pour un dĂ©sĂ©quilibrĂ©. Personne ne sait au village que je comprends et parle votre langage. Mon refus de manger votre chair et celle de quelques espĂšces de la forĂȘt est rangĂ© sous la banniĂšre des caprices d'un gamin un peu trop gĂątĂ©. On soupçonne certains dons chez moi. Il paraĂźt mĂȘme que je serais un vieux sorcier du village revenu sur terre. M'intĂ©resser Ă  la vie des habitants de la forĂȘt, m'inquiĂ©ter de leur sort, ajouterait aux interrogations Ă  mon Ă©gard.

- Et que veux-tu savoir, mon fils ?

- Tout, absolument tout.

- MalgrĂ© mon Ăąge trĂšs avancĂ©, je ne saurais te dire d'oĂč vient la haine que nous vouent les gens de ta race. Des dĂ©cennies durant, je les ai vus dĂ©filer avec des paniers chargĂ©s de victuailles dont toutes sortes d'animaux. J'ai vu leurs piĂšges dissĂ©minĂ©s partout, attraper des animaux qui ne demandaient qu'Ă  suivre leur chemin. Mon cƓur a saignĂ© devant la douleur d'enfants assistant Ă  l'agonie d'une mĂšre prise dans un piĂšge. J'ai souffert de ne pas pouvoir venir en aide Ă  des parents tĂ©moins de la mort certaine de l'un de leurs enfants. J'ai connu ton pĂšre lorsqu'il avait ton Ăąge. Il allait en file indienne aux champs avec ses frĂšres et ses sƓurs. La route de vos plantations ne passait pas encore aussi prĂšs de ma grotte. Je les ai vus adolescents porter les grands filets que leurs parents Ă©tendaient pour capturer les animaux, petits et grands. Une partie de chasse Ă©tait un jour de pleurs, de douleurs et de lamentations dans nos rangs, illustres ou anonymes habitants de cette forĂȘt. Je n'ai pas toujours habitĂ© dans cette grotte. J'ai dĂ» m'y replier pour sauver ma vie et celle des miens.

- Et pourquoi cela ?

- Les tiens ont toujours pratiquĂ© la culture sur brĂ»lis, dĂ©truisant ainsi chaque annĂ©e des dizaines d'hectares de forĂȘt. MĂȘme DjĂ© la panthĂšre et Koukouo le lion n'en menaient pas large devant un feu qui avançait avec rage, dopĂ© par le vent. Je les ai vus abandonner les leurs pour sauver leur peau. Inutile d'ajouter que ceux de notre espĂšce qui traĂźnaient dans l'espace en feu n'avaient aucune chance. Comme si cela ne leur suffisait pas, les tiens se sont mis dans les derniĂšres dĂ©cennies Ă  abattre tous les gros arbres qui nous abritaient, nous obligeant ainsi Ă  Ă©migrer pratiquement chaque saison. De nombreuses espĂšces animales que j'ai connues enfant ont disparu, faute de flore adaptĂ©e Ă  leur mode de vie. Le monde des tiens est sans pitiĂ©.

- Mais Ôdjo Kolo, il fallait bien que les miens se nourrissent.

- Et le seul moyen était de brûler leur terre ou d'abattre tous les arbres. Les tiens ont toujours choisi le chemin de la facilité.

- As-tu eu l'occasion d'approcher nos villages, de voir de plus prĂšs le mode de vie de ceux qui Ă©taient et qui restent Ă  tous Ă©gards tes ennemis ?

- Oui, les miens et moi avons observé, de jour comme de nuit, les tiens dans leurs villages. Ce fut au prix de précautions sans commune mesure, mais nous l'avons fait. Nous voulions connaßtre, comprendre les raisons qui motivaient ces comportements belliqueux envers nous. Nous voulions trouver dans l'observation de leurs coutumes, les moyens d'échapper aux drames qu'ils nous faisaient subir. Nous n'avons pas réussi. Mais nous avons beaucoup appris sur ces peuples. Nous avons vu leurs villages grandir, s'agrandir. Nous avons surtout remarqué leurs changements de comportement au fur et à mesure que ces villages s'accroissaient. Mais un élément a davantage captivé notre attention.

AprĂšs la venue au village de personnes d'une autre couleur, certains des tiens ont commencĂ© Ă  parler une autre langue. Et ceux qui parlaient cette autre langue devinrent au fil du temps les nouveaux chefs du village, les rĂ©fĂ©rences. Qui Ă©taient ces personnes d'une autre couleur ? D'oĂč venaient-elles ? Par quelle magie avaient-elles rĂ©ussi Ă  soumettre des peuples qui faisaient la loi dans nos forĂȘts ? Nous avons vu certains des enfants du village disparaĂźtre et rĂ©apparaĂźtre. Je saurai plus tard avec toi qu'ils allaient dans d'autres lieux pour apprendre davantage les subtilitĂ©s de la magie des gens Ă  la peau pĂąle.

Vos coutumes, vos traditions ont Ă©tĂ© d'abord relativisĂ©es avant d'ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme quantitĂ©s insignifiantes. Les tiens Ă©taient certes forts pour nous dĂ©truire, mais en cĂ©dant leur Ăąme Ă  de nouveaux venus pour des raisons qui nous ont toujours Ă©chappĂ©, ils ont Ă©talĂ© leurs faiblesses, leurs limites.

- J'entends ton propos, Ôdjo Kolo ; je note toutefois que les nouveaux venus ont aussi apportĂ© des Ă©lĂ©ments susceptibles d'amĂ©liorer le quotidien des miens.

- Mais à quel prix ! Et je ne suis pas sûr que l'ùme de votre peuple survive à ce mélange. Le mien retrouvera-t-il le chemin d'une existence paisible avec les nouveaux envahisseurs ? Violente question à la réponse incertaine.

- N'y compte pas, Ôdjo Kolo. Leur mode de vie me semble davantage dĂ©vastateur si je m'en tiens Ă  ce que mes lectures m'ont permis de comprendre.

- Il se fait tard, le temps de retrouver les tiens a sonnĂ©. Il faut presser le pas pour ne pas ĂȘtre emportĂ© par les ombres dĂ©voreuses de la nuit.

- Je n'ai pas peur, Ôdjo Kolo. La peur n'est pas inscrite dans mes gùnes.

- Je retrouve lĂ , les fiĂšres paroles de tes ancĂȘtres. Sauve-toi mon fils pour que tu puisses me revenir.

- Je pars, mais je reviendrai demain. J'ai une importante décision à prendre et j'ai besoin de tes conseils en plus de ceux que vont certainement me prodiguer mes parents.

- Je serai toujours lĂ  pour toi, tant que j'aurai la force de me lever.

Ôssato n'oublia pas les prĂ©cautions d'usage avant de quitter celui avec qui il entretenait des rapports que nul ne comprendrait.

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