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Le pont sur la Méditerranée

Le pont sur la Méditerranée

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Chapitres

Tout blanc, Ruza a pourtant des parents noirs et fait l'exception de sa fratrie. À l'école créée par les missionnaires catholiques venus d'Europe, il se révèle très brillant et est envoyé poursuivre des études supérieures à Marseille. Sosie d'un criminel, il est jeté en prison pour un crime commis bien longtemps avant son arrivée sur le sol français. Avec sa peau européenne, qui peut croire à son origine africaine qu'il brandit pour se disculper ? Que va-t-il advenir de ce fils d'un ancien commandant français disparu mystérieusement en Afrique ? Suivons avec attention cette aventure d'un jeune Manké qui remet au goût du jour la question de la peine capitale.

Chapitre 1 No.1

Chapitre 1Les étranges voisins

Le gamin revenait de la source, un pot d'eau sur la tête. Il remontait une pente abrupte en chantant un air traditionnel très populaire. Il portait comme habit un vieux cache-sexe cousu en peau de gazelle, le torse était totalement nu. La sueur dégoulinait de sa chevelure abondante et mal peignée. Il montait lentement, faisant attention à tout obstacle sur son sentier étroit serpentant entre les arbres. Il s'approchait d'une bifurcation où l'axe devenait fourchu, les deux branches allant dans le sens perpendiculaire à sa trajectoire. Sous les derniers rayons du soleil couchant, il vit devant lui de longues ombres défiler lentement, serrées. La succession de ces formes bizarres le fit lever les yeux et, faisant face à toute une meute, dont trois créatures de cette couleur, de cette taille et de cet accoutrement jamais vus, il laissa tomber sa charge qui vola en éclats, et détala. Il courut de toutes ses forces jusqu'à rencontrer des gens et se mit à crier, tout essoufflé :

- Des fantômes ! Des fantômes ! Fuyez ! Fuyez ! Fuyez donc, des fantômes arrivent.

- Des fantômes en pleine journée ? lui demanda le premier voisin qu'il croisa.

- Mais croyez-moi, je les ai vus. Je remontais de la source où j'étais allé puiser de l'eau, et je les ai vus s'approcher de moi, j'ai eu peur.

- Comment les as-tu reconnus ?

- Ils portent de longs manteaux descendant jusqu'aux chevilles et des objets difformes sur la tête et au dos.

- Parlaient-ils en venant dans ta direction ?

- Ils sont trois, un a la barbe de bouc, les deux autres se sont voilé la tête, mais ils ont capturé des gens qui portent leurs affaires. Les infortunés doivent être des Bahembe à en croire leur conversation.

Et la caravane continuait son chemin, lentement, pliant sous le poids de leurs nombreux bagages. L'aperçu de l'enfant leur donna l'espoir d'atteindre enfin un hameau, après une marche de deux jours au milieu de la brousse, depuis la traversée de la rivière Mungazi séparant le royaume Bahembe qu'ils quittaient et le Manké où ils se retranchaient. Cependant, la réaction qu'il venait d'afficher n'augurait rien de bon quant au traitement qu'ils escomptaient au pays d'asile. Ils continuèrent tout de même dans la direction du fugitif. Dans la tradition manké, les fables se rapportant aux fantômes étaient plutôt coutumières. Ces êtres mystiques étaient décrits comme omnipotents, notamment pour punir les enfants insoumis à la discipline parentale. Ils pouvaient incarner toute chair, tout objet ou tout phénomène terrifiant pour punir le fautif ou sauver la victime d'une injustice sociale manifeste. Tout phénomène difficile à comprendre leur était automatiquement imputé.

Le gamin décrivait encore l'horrible meute quand la caravane apparut à l'horizon, il les pointa du doigt avant de reprendre sa fuite.

- Les voilà venir, et vous direz encore que je mens. Gare à vous s'ils vous attrapent.

L'équipe avançait encore à la rencontre du premier humain à qui confier leur besoin. Mais, voyant de loin leur habillement, les bagages modernes aux formes régulières qu'ils portaient, tout le monde se sauvait, chacun dans sa direction. Les plus courageux se terraient dans une cachette pour les observer de près, retenant le souffle. Les « monstres » avaient incarné la forme humaine, et il y avait dans la meute trois blancs, un ayant la tête chauve et une longue barbe, il portait une grande besace au dos. Les deux autres avaient la tête couverte d'un voile tombant derrière en dessous des épaules, des sacs en cuir bien bombés sur la tête. Ils étaient tous en longue robe allant jusqu'aux chevilles. À la place des pieds, on voyait de sabots d'animaux jamais vus, que nul ne saurait décrire. Nombreux étaient noirs, ils portaient tous de lourds fardeaux. De quoi donner raison à cet enfant qui avait tiré le premier sur la sonnette d'alarme. De sa cachette, un villageois voyait passer la caravane lourdement chargée, sans bavarder. Il aurait aimé entendre le langage de ces êtres d'apparence surnaturelle. Oser les suivre, s'approcher et se mettre en contact avec eux ? Mais pour quel intérêt prendre de si grands risques ? « Mieux vaut les laisser passer et les décrire aux voisins tels quels, on organisera ensemble le culte pour les conjurer », se dit-il.

Lucio et ses compagnons continuaient leur marche, avec le besoin pressant de trouver quelqu'un à qui se confier. Ils suivaient les sentiers dont ils ignoraient la destination, sans boussole ni guide. À la moindre bifurcation, ils avaient à réfléchir sérieusement, à prendre de critères, à les scruter un à un pour se résoudre à quelle ramification prendre et, au comble de l'indécision, passer carrément au tirage au sort. Ainsi, au lieu d'avancer, ils tournaient parfois en rond. Complètement éreintés, ils se résolurent à déposer leur fardeau, faire une escale pour se revigorer la force. Plaquée dans un buisson, une septuagénaire les entendit échanger de loin et comprit parfaitement leur langue et leurs besoins. Ils renvoyaient un de l'équipe derrière puiser l'eau à la source d'où remontait le gamin qui les vit le premier. Le repère qu'on lui fixa fut les tessons du pot que l'enfant laissa s'écraser par terre en les voyant venir vers lui. L'envoyé défit un des bagages d'où il tira une gourde jaune et s'en alla. La vieille femme voulut alors savoir qui étaient ces gens, et où ils allaient. Mais, de peur de les affronter seule, elle battit en retraite, rampant dans la succession des touffes d'herbes et se fit accompagner par un duo de ses petits-fils encore vigoureux, elle rejoignit à la source l'homme à la gourde jaune. Il y était arrivé et les enfants qui faisaient la queue devant le faible débit d'eau s'émerveillaient à contempler le récipient, sa couleur vive et sa forme. L'inconnu restait bouche bée, ne sachant comment se faire comprendre pour implorer la priorité. Une vieille femme vint s'asseoir sur un moellon plat, près de la source, attendant vraisemblablement son tour. Elle semblait absorbée par une sérieuse préoccupation et comptait silencieusement les doigts de ses mains et pieds. L'étranger l'observait longuement et le signe qu'elle portait sur l'oreille droite le fit sortir promptement de la longue file, il se précipita vers elle, tel un clou de fer dans le champ d'un aimant.

- Nakujopa !s'aventura le jeune Bahembe à travers une salutation.

- Nakujopa yé ! répliqua immédiatement la vieille femme qui semblait étonnée de cette salutation. Elle ne comprenait pas comment son interlocuteur avait su qu'elle parlait sa langue natale. Elle lui demanda beaucoup sur le trajet et après avoir compris leur urgence, elle prit la gourde et se fraya la priorité dans la longue rangée, jusqu'à la source où l'eau dégoulinait du pied de la montagne, coulant sur une gaine du tronc de bananier.

- Mvimva ha ! Yeko vemve ti. Cet ordre donné en langue manké signifie « dégagez, chers petits-fils, des gens meurent de soif là-haut ».

Nsaniye peina naturellement à ouvrir le récipient, ce que remarqua sans tarder son propriétaire qui se précipita pour régler le problème. Il patienta à l'emplir jusqu'au débordement pour remettre le couvercle roulant. Ils remontèrent ensemble le sentier, suivis de l'escorte vers l'emplacement où attendaient Lucio et ses autres compagnons. Nestor parla à la vieille dame de la fabuleuse religion de Jésus qui venait de faire à peine quatre ans, quand le souverain du Bahembe se convertit à l'islam sous le prénom d'Abdul Karim, ouvrant l'ère de la persécution chrétienne. Les croyances autochtones étaient dorénavant mieux supportées que celle de Lucio, qui pourtant avait déjà pas mal d'adeptes dont Nestor lui-même.

Les exilés campèrent pour la seconde nuit dans une clairière du territoire Manké, depuis la traversée de la rivière-frontière Mungazi. Le Père Lucio s'exilait en compagnie de deux sœurs de la Miséricorde, Élisabeth et Joséphine, respectivement infirmière et enseignante de carrière, et d'une dizaine de fidèles autochtones qui portaient ses nombreux bagages. À l'époque, les relations entre les deux royaumes voisins avaient tourné au vinaigre, si bien que le seul fait d'être chassé par un souverain justifiait une hospitalité aveugle chez son rival. Le Bahembe avait précédemment perdu une guerre contre le Manké au bout de laquelle tous ses objets de valeur avaient été razziés, et les guerriers vainqueurs s'adonnaient au rapt, chacun rentra avec la femme son choix.

Nsaniye était venue au Manké dans ce contexte de violence, enlevée par Nsamba, un guerrier manké, lors de cette guerre entre les deux monarchies voisines, victime de sa beauté. Elle était encore très jeune, à peine pubère, lors du tragique événement qui l'éloigna définitivement de sa famille vers le territoire ennemi, où elle était condamnée à passer le reste de sa vie dans les mains du ravisseur. Et, dans la tradition des deux peuples, les femmes enlevées par le vainqueur ne retournaient jamais chez elles, ne fût-ce que pour rendre visite à leurs parents. Elles pourraient conspirer une revanche une fois en contact avec les leurs. Le paroxysme de leur calvaire était cette marque qu'on gravait sur l'oreille droite, par un morceau de fer chauffé au rouge, pour faciliter leur identification à la frontière. Le jeune Nestor avait assez souvent entendu parler de cette tradition guerrière qu'il prenait pour un conte. À voir le lobe droit fendu de Nsaniye et, au visage, les derniers traits de sa beauté progressivement érodée par l'âge, il devint quasiment certain de voir une compatriote. Elle s'était irrévocablement naturalisée manké, et elle avait eu onze enfants, sept garçons et quatre filles. Tous étaient déjà mariés et lui avaient fait de petits-enfants non faciles à compter par les doigts de ses mains et pieds tous combinés. Elle avait en revanche vécu jusque-là une paix sans faille dans le royaume ennemi, dans les bras de son époux imposé par l'événement. Nsamba était un homme brave mais doux, qui n'imposa jamais à son butin de conquête nulle autre souffrance après la gravure qui était un rituel de guerre. Cette histoire de persécution dans son pays natal réveilla dans l'esprit de la septuagénaire les malheurs de sa jeunesse, d'où la compassion spontanée envers les chrétiens fugitifs quand bien même c'était la toute première fois qu'elle entendait parler de cette religion venue d'Europe. Elle était déjà veuve depuis une bonne décennie. Elle voulut leur être utile, mais ils avaient pratiquement tout ce dont ils avaient besoin, vivres et récipients de cuisine et de lavage. Ils avaient même un abri portatif contre les intempéries. Le seul besoin non encore assouvi était la reconnaissance officielle comme réfugiés par les responsables de la localité, afin de commencer une nouvelle vie. C'était la première fois qu'une personne de cette couleur arrivait sur le sol manké. Et l'enjeu s'annonçait délicat, Nestor venait de s'en rendre compte à travers l'entretien avec sa vieille compatriote. Au moment où il la croyait distraite à la source, elle lui révéla qu'elle était descendue non pas puiser de l'eau, mais suivre tous les mouvements de ces inconnus repérables par la couleur de leur peau, et il s'étonna de la finesse avec laquelle elle exécutait sa mission insoupçonnée. Elle ne le lui dévoila qu'après avoir renvoyé ses petits-fils qui l'escortaient, l'invitant à la prudence.

Le lendemain Lucio envoya ses hommes s'annoncer aux dirigeants locaux, guidés par un descendant de Nsaniye. Ils mirent une journée entière à les trouver, la région était presque déserte d'habitants, une aire naturelle dont la forêt dense alternait avec la savane herbeuse. Seules quelques huttes éparses se voyaient accrochées ici et là sur les flancs des collines. Les gens ne pouvaient pas aisément cohabiter sur cette terre avec les plus redoutables carnassiers de la savane.

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