Un homme, encore jeune, plutôt banal, est bousculé par plusieurs femmes inattendues, très différentes. Au terme d'un parcours « accidenté », il acquiert une belle stature masculine. Ainsi, entre Toulouse et ses environs, les Landes et Munich, suivront ses histoires d'amour insolites. À PROPOS DE L'AUTEUR Entamée depuis une vingtaine d'années, Paraph' et Chloé, histoire d'un bain fantasmatique en trois parties est une construction originale de Hervé Garlet. Sous un rythme riche et varié, l'auteur nous fait découvrir des personnages dans une subtile différence qui donne de la couleur à la narration.
Préface
Dès la première page, « J'aurais dû », ce leitmotiv du regret ressassé de Paraphrène, personnage principal du roman, invite le lecteur à rompre avec la monotonie, à bousculer l'imprévu dans une quête de paix intérieure, la quête de soi.
Paraphrène à l'imagination débordante et Chloé – étymologiquement jeune pousse verte – sont deux personnages destinés à se rencontrer. Un écho aux personnages Colin et Chloé de « L'Écume des Jours » ? Peut-être ! Aux amours de Daphnis et Chloé ? Peut-être ! Mais c'est surtout l'histoire d'un coup de foudre sans être un coup de foudre, d'un destin sans être un destin.
L'auteur, Hervé Garlet, véritable artisan amoureux des mots a composé sa « romance » voici plus de vingt ans tout simplement parce qu'il en avait envie, envie soudaine de prendre la plume, envie de laisser couler le flux de son imagination, certains soirs dans le silence retrouvé.
Un fil conducteur ? La recherche de l'équilibre à travers les épreuves sentimentales de la vie et plus encore l'expression de la soif d'amour. Le roman ne serait rien sans les diverses formes d'amour des uns et des autres, sans cette force qui bouscule, transforme, révèle, construit et reconstruit inlassablement.
Chantal André
mars 2022
Première partie
I
Et maintenant ? Ou bien je retourne au café rendre ce sac, et je rate mon train, ou bien je continue jusqu'à la gare et je deviens un voleur (de sac de légumes). Si seulement j'étais parti dix minutes plus tôt au lieu de regarder cette femme, j'aurais maintenant le temps de rebrousser chemin, de lui rendre son sac et de repartir sans me presser. Quel idiot je fais ! Mais elle était si jolie !
Alors ?
Alors, tant pis. De toute façon, la journée est loin d'être terminée, je prendrai un autre train. Et personne ne m'attend. Demi-tour !
Je venais juste de payer mon café quand elle est arrivée. La terrasse était pleine de monde, ravi de ce soleil d'hiver. Elle a hésité un instant et puis elle s'est décidée pour la seule petite table encore libre, juste à côté de la mienne. Évidemment, elle ne s'est pas assise sur la chaise la plus proche de moi, mais sur l'autre, et a déposé ses sacs par terre à côté des miens, puis son manteau sur la chaise entre nous, sans un regard. C'est à ce moment que j'aurais dû partir.
Le garçon revenait, elle lui lança « Un cappuccino ! » d'une voix légère, avec un je ne sais quoi d'un peu fêlé, mais sur un ton de petite fille amusée. Charmante.
Elle se tourna vers ses sacs, se pencha, prit un livre et se mit à lire.
Sans un regard, évidemment.
Ses cheveux retombèrent sur le col blanc de son chemisier et sur les broderies de sa veste tricotée. Il me semblait bien percevoir un parfum, mais lequel ? Le garçon posa le cappuccino sur la table, elle le regardait sans un mot, il lui sourit et repartit. J'aurais dû en faire autant.
Attendait-elle quelqu'un ? C'est-à-dire, attendait-elle un homme ?
De temps en temps, elle levait les yeux, puis reprenait sa lecture. Je regardai sa main gauche : pas d'alliance. Trois heures sonnèrent. Il fallait vraiment que je file. Je ramassai mes sacs, me faufilai comme je pus à travers les tables et pris mon chemin, non sans m'être retourné.
Elle lisait.
À cinq minutes de la gare, je posai mes deux sacs sur un banc, pour me frotter les mains. Et je vis le troisième, le sien, celui qui est en tissu bleu, avec des fleurs blanches. Qu'y avait-il dedans ? Des carottes, deux navets. Rien de plus.
Pourvu qu'elle ne soit pas partie entre-temps !
Non, elle est toujours là, son livre entre les mains. Elle fume. La table que j'occupais n'est plus libre.
Je m'approche, elle lève les yeux, voit son sac, me regarde et éclate de rire. Je sais que j'ai l'air idiot. Elle rit de plus belle. Sa bouche est lumineuse malgré la main qui la dissimule mal, ses yeux verts pétillent, elle pose son livre et regarde par terre ; oui, ses deux autres sacs sont là. Je me penche pour déposer son petit marché ; il faut que je lui dise quelque chose, des excuses, n'importe quoi.
« Vous étiez déjà loin ? »
J'aurais dû esquiver avec un simple oui ou non, et repartir.
« Vous alliez vers la gare ? » Je n'ai pas le temps de répondre.
« Vous n'allez pas rater un train pour quelques légumes, quand même ? »
À ma tête, elle comprend.
« Oh, c'est bête ! » et elle rit à nouveau.
J'en ai assez d'être debout devant elle avec mon air idiot. Soudain, je ne la trouve plus jolie, mais casse-pieds, et j'ai envie de repartir.
« Asseyez-vous ! »
Elle enlève son manteau de la chaise, pousse ses sacs et me sourit. Après tout, pourquoi pas ?
« Vous vouliez prendre celui de 15 h 15 vers Toulouse ? Je le prends parfois. Il y en a un autre à 17 h 08. Ce n'est pas trop grave ? »
Je me dis que non, mais qu'est-ce que ça peut bien lui faire ? Elle rit à nouveau, appelle le garçon.
« Vous m'avez rendu mes légumes, je peux bien vous offrir un deuxième chocolat ; ou vous voulez autre chose ? »
« Un cappuccino, s'il vous plaît. »
Elle me regarde avec un sourire amusé et se remet à rire. Je dois avoir l'air exceptionnellement idiot aujourd'hui.
« Qu'est-ce qui vous gêne ? C'est votre train ? Vous aviez rendez-vous ? »
« Moi ? Non. »
Elle rit à nouveau.
« Vous pouvez rester, moi non plus ! »
Elle rit toujours, une vraie cascade.
« Je ne fais jamais mes courses en début d'après-midi, mais ma mère est mal fichue, elle avait besoin de moi, voilà. Et puis, avec ce beau soleil et cette terrasse pleine de monde, j'ai craqué, j'ai eu envie de m'asseoir ici un petit moment avant de la rejoindre. »
Les deux tasses fument.
« Vous buvez souvent des cappuccinos ? »
Je réponds franchement que non, très rarement. Elle rit encore un peu : « Moi non plus, ça m'a prise comme ça. Et vous ? »
Elle sourit, me regarde, n'attend pas la réponse, et m'offre une cigarette.
« Je fume très rarement, mais c'est comme pour le cappuccino, je crois que j'ai envie de vacances. »
Je la regarde sans un mot. Elle va me raconter sa vie sans même que je lui pose une question ?
« Vous êtes toulousain, vous ne venez jamais ici ? »
Ah ? Alors, c'est moi qui dois raconter ?
« Cette ville est très agréable, vous savez, et Toulouse n'est pas bien loin de toute façon. Vous êtes venu pour votre travail ? »
J'ai peut-être l'air fatigué. Son sourire s'éteint. Elle regarde sa tasse, un ange passe. Elle prend un sucre, tourne doucement.
« Ça va refroidir. »
Comme elle, je tourne ; sans un mot. Je me sens bien.
« Je n'ai pas de feu ».
Il est vrai que je ne fume quasiment jamais. Ses yeux sont verts, mais avec de fines traces dorées, brunes. Elle me tend son petit briquet. Ses doigts sont fins, le contact furtif, doux. Je me sens calme. Mais que ce briquet est petit ! Allons, je m'y prends bien, je le repose sur la table. Elle a un profil adorable. Simultanément, nous nous appuyons contre le dossier de la chaise. Son épaule effleure la mienne, je me penche vers les sacs.
« Surveillez-les bien ! »
Je me redresse. Je regarde ailleurs. Je me demande ce que je fais là. Je n'aime pas beaucoup cette question. Moins ça bouge là-dedans, mieux c'est. Je la sens à mon côté, elle absorbe le soleil, sirote son cappuccino, fait des nuages de fumée, je crois qu'elle s'amuse, je me tourne vers elle, elle me regarde et son sourire me paraît soudain tout simple, tout vrai, elle sourit et puis c'est tout. Voilà.
Pourtant, elle m'intrigue. Elle paraissait m'ignorer totalement, mais ma tasse de chocolat déjà vide ne lui avait pas échappé ; son hésitation si brève avant de venir s'asseoir à la table à côté de la mienne avait-elle un sens ? Que cherchait-elle ? Elle n'avait même pas l'air de me draguer, simplement de s'amuser avec cette histoire de sacs. Mais comment avais-je pu être gourde au point de prendre un sac de plus sans m'en apercevoir ? Les anses en tissu de nos deux sacs devaient se chevaucher, mais quand même !
Elle rit à nouveau. « Arrêtez de penser à ce sac, ça peut arriver ! » Oui, ça peut arriver. Mais précisément comme ça, je ne sais pas. Je ne me rappelle pas avoir jamais été dans cette situation. Mon silence doit être lassant. Elle reprend son livre, l'ouvre, relève la tête, tourne une page, écrase son mégot, finit sa tasse, paraît lire un instant, se tourne vers moi :
« Vous ne dites pas grand-chose, vous êtes mal à l'aise ? »
« Non, non. »
Son visage est immobile, son regard paraît neutre cette fois-ci, elle se tait ; à moi de sourire, et ça m'échappe :
« Je me trouve idiot. »
Elle ne réagit pas.
« Je ne sais pas ce que vous pensez. »
Elle ne réagit toujours pas.
« C'est vrai, il faut être bête pour... »
Elle m'interrompt :
« Mais où aviez-vous la tête ? »
Son sourire est devenu très doux ; a-t-elle des enfants, est-elle comme ça avec eux ?
« Vous n'aviez pas envie de repartir avec ce beau soleil pour rentrer dans votre grande ville et vous avez attendu la dernière minute. C'est ça ? »
Elle se fiche de moi ; je suis sûr qu'elle se fiche de moi.
« Moi aussi, je me sens bien, ici et maintenant. Mais quand même, je ne vais pas attendre le dernier moment. Il faut que j'apporte son ravitaillement à ma mère. Elle habite juste à côté. » Elle appelle le garçon.
« Laissez-moi payer, je vous ai invité. Il faut que je raconte ça à ma mère ! »
Elle sourit faiblement, soudain son regard s'illumine, elle rit de bon cœur :
« Peut-être à bientôt ! » et la voilà partie.
Je regarde l'heure. Cette fois-ci, je peux prendre mon temps. J'observe le cendrier noirci, les trois mégots, les deux tasses vides. Il me semble que je connais ce parfum. Sa voix me charme ; et ses yeux, et son profil ! En se levant, elle a défilé verticalement comme ces plantes filmées au ralenti, qui se déploient avec force, fragilité et grâce. Je la regarde assise sur la chaise vide. Je me sens bien. Mon épaule droite en est restée à l'effleurement, une chaleur douce au bout des doigts. Je me lève, repasse entre les tables et me revoilà sur le chemin de la gare. C'est vrai que mon sac de tissu est moins lourd maintenant !
Quai trois. C'est un train régional, il est déjà en gare, en avance, je choisis ma place dans un vieux wagon à compartiments, près de la fenêtre. Je ferme les yeux. Son parfum, si fugitif. Elle n'attendait personne. Qu'est-ce que je vais fiche à Toulouse ? Ouvrir la porte, le frigo, le courrier, les volets, la radio. Je me ferais bien un chocolat. Demain, retour à la boîte, finie la balade ! Un peu de compta, de rangement, de courrier, de papotage obligatoire avec la secrétaire du patron. Déjeuner avec le représentant de chez Ducard. Et puis la livraison de ces nouvelles chaussettes de foot ; ou après-demain ? Bof... La routine ; tranquille. Son épaule. Le soleil lui allait si bien. Les femmes qui ont une jolie bouche devraient toujours mettre du soleil sur leurs dents. Il fait bon dans ce train. On ne se croirait vraiment pas en hiver. Quelle journée ! J'arriverai avec la nuit. Je n'ai pas envie de marcher jusqu'à la Garonne. Ni d'attendre le bus. Le patron ne me remboursera pas le taxi. Ce n'est pas de sa faute si ma voiture est partie à l'entretien. Si j'étais arrivé plus tôt, je serais passé à la boîte pour déposer le sac d'échantillons. Il faudra que je le traîne avec moi demain matin. Les navets sentaient bon. Sa mère a de la chance. Elles doivent bien rigoler toutes les deux avec mon histoire. Je me sens sourire. Cette jolie voix. Pourquoi jolie ? Comme une musique ? Je me sentais bien. Mais idiot. Mais bien.
« Vous pouvez m'aider ? »
J'ouvre les yeux. Elle rit.
« Eh oui, encore une histoire de sac, mais celui-ci est un peu lourd ! »
Je la regarde sans comprendre.
« S'il vous plaît ! »
Je me lève d'un bond, prends son sac, le range à côté des miens. Je la regarde.
« On s'assied ? »
Elle rit à nouveau.
« D'habitude, je pars plus tôt, mais il y avait ma mère, je vous l'ai dit, et de toute façon, je n'étais pas pressée. Et puis je n'avais pas très envie d'aller à Toulouse. De temps en temps, j'aime bien, mais depuis la rentrée ça se multiplie, et dans le train je m'ennuie. »
Elle me regarde à nouveau, elle me paraît lasse. Comme au café tout à l'heure, elle se laisse aller contre le dossier de la banquette, mais je ne bouge pas tout de suite, je me décale un peu, je me tourne vers elle :
« Cachottière ! »
Elle me regarde en silence, puis :
« C'est plus rigolo comme ça, non ? Et ça aurait eu l'air de quoi si... »
Elle ne finit pas sa phrase, regarde par la fenêtre. Il reste un quart d'heure avant le départ. Le soleil a disparu derrière les bâtiments de la gare. Des voyageurs passent, s'installent, parlent, déplient le journal, toussent, les portes claquent, un enfant fait un caprice, un autre rit. Je me redresse un peu, je tire sur le pantalon pour bien m'asseoir, mes épaules touchent le dossier. Je ne sais même pas si je suis assis dans le sens de la marche. J'imagine déjà le boogie-woogie. Je bâille.
« Vous êtes fatigué ? »
Je rêve. De chaleur, de repos... Je la regarde à nouveau, mais je suis un peu trop près, il faudrait que je mette mes lunettes et alors je serais un peu trop loin, donc je devrais me rapprocher un peu plus. Je recule légèrement.
J'aurais dû m'asseoir en face d'elle. J'aurais surtout dû faire attention au lieu d'emporter son sac. Qu'est-ce que je fais là, à côté d'elle ? Au lieu d'être tranquillement avec moi ? Elle n'arrête pas de parler, ou presque, elle semble deviner tout ce que je pense, elle se comporte comme si nous nous connaissions déjà. Je ne suis pas aussi à l'aise qu'elle. Serais-je coincé ? Je dois froncer les sourcils, je surprends son regard, mais elle ne dit rien. Elle me sent, j'en suis sûr, je devance sa question :
« Je me sens un peu coupable ».
« Vous avez tort. Comme ça, au moins, je ne voyage pas seule ! »
Le train démarre.
« Vous allez jusqu'à Matabiau ? »
Oui, et je me vois descendre la rue Bayard à pied avec mes deux sacs.
« Moi aussi ».
Le train a pris de la vitesse. Nos épaules se touchent à peine, elle s'écarte un peu, se penche vers la fenêtre. Au fait, elle a pris ma place, je ne m'en étais pas rendu compte. J'aime bien être assis près de la fenêtre dans le train.
« Les journées ont bien rallongé. Les premiers amandiers sont déjà en fleurs ».
Elle reprend sa position, étend ses jambes, les serre l'une contre l'autre, je vois la musculature de ses cuisses apparaître discrètement sous le tissu bleu, elle repose ses pieds, soupire doucement, joue avec ses doigts, croise les bras et je retrouve son épaule.
« Dites, vous me trouvez pot de colle ? »
Mais qu'est-ce qu'elle veut à la fin ?
« Qui êtes-vous ? »
C'est sorti comme ça, je n'ai vraiment pas réfléchi.
« Je m'appelle Chloé. »
C'est tout ? Elle attend, hésite, se lance sur un ton neutre, me raconte qu'elle travaille à temps variable pour une agence de publicité toulousaine, qu'elle y va un peu quand elle veut, que son travail consiste à rédiger des documents à partir d'indications qu'on lui donne, des résumés, des présentations, etc
« Je travaille surtout chez moi. J'ai une pièce très ensoleillée qui donne sur mon jardin ; plein sud. »
« C'est donc un travail à temps partiel ? »
« Bien sûr. »
« C'est ce que vous préférez. »
Elle sourit.
« Comment vous appelez-vous ? »
Le contrôleur passe. Boogie-woogie toujours. Je regarde au-dehors, les premières lumières se sont allumées ici ou là, dans la campagne, sous un ciel que la vitre sale défigure. Il doit faire froid maintenant, à moins que les nuages reviennent. J'ai laissé le chauffage au minimum. On verra.
« Eh bien ? »
« Oui ! Je m'appelle Adrien ».
Elle paraît déçue.
« Vous avez d'autres prénoms ? »
« Oui : Paraphrène ».
Ses yeux s'arrondissent. Elle ne dit plus rien. J'aurais au moins gagné ça. Mais ça ne dure pas. « Et d'où ça sort, un nom pareil ? »
« Il ne vous plaît pas ? »
Chacun son tour, après tout.
« Mais si ! Dites ! »
Alors, je lui raconte que ce nom, ou plutôt ce nom tardif, me vient d'un grand-oncle par alliance, qui avait bien enquiquiné toute la famille pendant de longues années, et que comme j'étais moi-même un casse-pieds de première, on m'avait transmis le flambeau en m'appelant ainsi. Elle murmure « Paraphrène » deux ou trois fois.
« Comment ça s'écrit ? »
Je ne sais pas si j'ai eu une bonne idée.
« Comme pharmacie, avec ph. »
« Paraphrène... »
Ça lui plaît.
Elle se retourne vers moi, à nouveau très lumineuse.
« Mais ça vous va bien ; mieux qu'Adrien. Vous n'êtes pas fâché. »
Ce n'est pas une question, c'est une affirmation. Non, je ne suis pas fâché, j'ai plutôt envie de rire, mais je m'en empêche.
« Qu'est-ce qui vous fait rire ? »
Elle s'est approchée et son sourire gourmand de curiosité ne me lâche pas, le train tourne, son épaule s'appuie franchement sur la mienne, elle pousse un petit cri amusé, rectifie sa position comme si elle était une petite fille bien sage et éclate encore de rire :
« Paraphrène, dites ! »
Du velours qui pétillerait. Ou bien je me lève pour changer de place, pour refermer les yeux, pour retrouver mes rêves tranquilles en attendant de me traîner chez moi, ou bien je fais face. Je n'ai pas envie de faire face.
« Bon, je me tais. »
Elle retourne son sourire vers la fenêtre. Alors, je reste où je suis. Je ferme les yeux. Je la regarde avec son livre, sa cigarette, sa tasse. Je retrouve l'odeur des navets. Elle bouge à côté de moi, sur la banquette. Je rouvre les yeux. Elle me regarde, elle fait un peu la moue, tendrement, comme on pardonne à un enfant. M'enfin !? Qu'est-ce qu'elle veut ?
Elle est là et c'est tout. Je n'y peux rien. Je n'y peux rien, mais si je n'avais pas traîné au café, etc. Ou plutôt, si elle n'était pas venue s'asseoir sur la terrasse ! D'ailleurs, en fait, pourquoi est-elle venue s'asseoir sur la terrasse ? Je n'en sais fichtre rien. Elle a craqué, dit-elle. Après tout, elle peut dire ce qu'elle veut. Je n'ai jamais rien compris aux femmes, mais je sais que leurs vérités et les nôtres ne coïncident pas toujours, même si les mots sont identiques. Surtout à cause de ça, d'ailleurs. Si elle n'était pas venue s'asseoir à côté de moi, j'aurais pris l'autre train, je serais passé à la boîte et à cette heure je rentrerais tranquillement chez moi. Et puis, dans le train de 15 h 15, j'aurais très bien pu faire une rencontre sympa ; ça m'est déjà arrivé. Ce n'est pas parce que je tiens à vivre en paix avec moi-même que je refuse les rencontres. Je fais seulement attention à ce que ça n'aille pas trop loin. J'ai déjà eu assez d'embêtements comme ça avec des histoires de bonnes femmes. Ça finit toujours de la même manière : en fait, elles cherchent à se caser. Et les autres sont intenables. Enfin, voilà, quoi.
Elle me regarde toujours.
« Qu'y a-t-il ? »
Cette fois, c'est moi qui ouvre le feu ; c'est vrai, elle m'agace un peu, je ne la connais pas. « Je vous regarde. »
« Et alors ? »
« Et alors, rien. »
Elle sourit à peine, regarde l'heure, puis ses chaussures, puis par la fenêtre, puis ses chaussures. Puis moi.
« Nous allons bientôt arriver, non ? »
Pour toute réponse, un grand sourire :
« Parlez-moi de vous, Paraphrène ! »
Je n'ai rien à raconter. Vue de l'extérieur, ma vie est toute simple, banale, carrément vide même. Un truc lisse sur lequel rien n'a de prise. C'est bien commode, mais en quoi cela peut-il bien l'intéresser ? Et la vente des articles de sport ? Passionnant ! Et elle n'a pas besoin de savoir que je gagne bien ma vie, elle est forcément comme les autres, et en plus, je ne la connais pas ! Eh bien, non, je n'ai rien à dire, et puis elle me casse les pieds ; oui, elle est pot de colle et heureusement qu'on arrive. Tout à l'heure, je me sentais bien, j'étais à l'aise, c'est vrai. Mais depuis qu'elle m'a tiré de ma rêverie avant le départ du train, je la trouve envahissante ; ah, mais oui, elle m'agace maintenant.
Ses cheveux frémissent sur le col, elle s'est déjà retournée, je n'avais pas remarqué. Cette casse-pieds.
Encore cinq minutes au maximum. J'ai même la flemme de regarder l'heure. Le petit vieux replie lentement son journal et le range soigneusement dans sa gabardine. Ça, c'est clair. Quand les petits vieux rangent le journal, c'est qu'on arrive quelque part.
Mais que je suis agacé ! C'est elle qui m'agace, évidemment. On n'a pas idée aussi de se brancher comme ça sur les gens. C'est une véritable agression !
« Vous aviez fait exprès de me chiper mon sac de légumes ? »
« Mais non, voyons ! »
Qu'est-ce qu'elle a encore inventé ? Je parie qu'elle se fait des scénarios.
« Non, c'est vrai, je vous assure ! »
Elle a un drôle de regard, soudain. Le train entre en gare.
« Vous pouvez m'aider à redescendre mon sac ? »
Ah oui, je l'avais oublié, celui-là. Je me lève, je regarde où je mets les pieds en m'approchant un peu de la fenêtre et en me tournant vers le filet, et soudain je la vois assise devant moi, les genoux serrés, les deux mains sur les cuisses, les lèvres jointes, les yeux levés.
Son silence éclate dans le bruit du train qui s'arrête soudain, je me retrouve assis sur la banquette d'en face avec son sac sur les genoux. Eh non, pas d'éclat de rire ou de réflexion à l'emporte-pièce. Le petit vieux est tout content :
« Ah, ils savent freiner, hein ? Vous ne vous êtes pas fait mal avec ce gros sac ? On veut faire le galant homme et on se retrouve sur le.. hi ! hi ! »
Qu'est-ce qu'ils ont tous à m'énerver ?
« Donnez ! »
Elle reprend son sac.
« Merci. »
« Oui ! Je vous en prie ! »
Je me dis que je suis bien élevé.
« Au revoir. »
Elle ne m'appelle plus Paraphrène. Elle a peut-être compris.
« Au revoir, Chloé. »
C'est d'entendre son prénom qui la surprend ? Elle me regarde avec un sérieux que je trouve bizarre, qu'est-ce que j'ai dit encore ? Moins on en fait, mieux c'est.
« Pardon ».
Le petit vieux passe, le compartiment est vide, Chloé me tourne le dos, sort dans le couloir. Je me rassieds. Je n'ai pas envie de marcher en silence à côté d'elle, je n'ai rien à lui dire ; d'ailleurs, elle m'agace. Je regarde par la fenêtre. À cette heure-ci, il y a toujours du monde dans les gares. Elle marche d'un pas décidé ! Si elle avait levé les yeux, elle aurait pu me faire un petit au revoir de la main. Chloé. Marrant, ce prénom. Je ne connais pas de Chloé. Sauf elle, bien sûr. En fait, non. Je ne la connais pas. Peu importe, elle est partie, je vais pouvoir rentrer. Allons-y !
Chapitre 1 No.1
20/04/2023
Chapitre 2 No.2
20/04/2023
Chapitre 3 No.3
20/04/2023
Chapitre 4 No.4
20/04/2023
Chapitre 5 No.5
20/04/2023
Chapitre 6 No.6
20/04/2023
Chapitre 7 No.7
20/04/2023
Chapitre 8 No.8
20/04/2023
Chapitre 9 No.9
20/04/2023
Chapitre 10 No.10
20/04/2023
Chapitre 11 No.11
20/04/2023
Chapitre 12 No.12
20/04/2023
Chapitre 13 No.13
20/04/2023
Chapitre 14 No.14
20/04/2023
Chapitre 15 No.15
20/04/2023
Chapitre 16 No.16
20/04/2023
Chapitre 17 No.17
20/04/2023
Chapitre 18 No.18
20/04/2023
Chapitre 19 No.19
20/04/2023
Chapitre 20 No.20
20/04/2023
Chapitre 21 No.21
20/04/2023
Chapitre 22 No.22
20/04/2023
Chapitre 23 No.23
20/04/2023
Chapitre 24 No.24
20/04/2023
Chapitre 25 No.25
20/04/2023
Chapitre 26 No.26
20/04/2023
Chapitre 27 No.27
20/04/2023
Chapitre 28 No.28
20/04/2023
Chapitre 29 No.29
20/04/2023
Chapitre 30 No.30
20/04/2023
Chapitre 31 No.31
20/04/2023
Chapitre 32 No.32
20/04/2023
Chapitre 33 No.33
20/04/2023
Chapitre 34 No.34
20/04/2023
Chapitre 35 No.35
20/04/2023
Chapitre 36 No.36
20/04/2023
Chapitre 37 No.37
20/04/2023
Chapitre 38 No.38
20/04/2023
Chapitre 39 No.39
20/04/2023
Chapitre 40 No.40
20/04/2023
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