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Le messager de l’Arche

Le messager de l'Arche

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Chapitres

Vivant dans un monde incompréhensible, Claude a le sentiment qu'on souhaite lui imposer une manière d'être. Son enfance a été meublée de personnalités qui l'intriguent, voire l'inspirent. Adulte, il ne sait toujours pas quoi faire de sa vie. La seule chose dont il est certain est qu'il tient à sa liberté. Or, la liberté n'est-elle pas un fardeau ? Son existence est traversée par ce questionnement jusqu'au jour où le destin le conduit en Bretagne. Confronté à une tentative de meurtre, Claude perd le contrôle de la situation et se retrouve contraint de fuir. Dans son havre de paix, où il trouve refuge, au milieu de la campagne du Lot, il change complètement de vie et d'identité pour devenir Noé, le messager... À PROPOS DE L'AUTEUR D'origine alsacienne, Bernard Glietsch a pour centres d'intérêt le théâtre, la musique, la lecture et les voyages. Après une carrière professionnelle assez riche, il se consacre aujourd'hui à sa passion : l'écriture. Toutes les histoires de ses romans nous emportent dans un voyage à travers la France et sa diversité.

Chapitre 1 No.1

Je suis né sauvage et lorsque j'ai ouvert les yeux, des larmes coulaient déjà sur mes joues roses. Je trouvais ce monde laid et les gens me faisaient peur. D'ailleurs, le premier qui m'a pris dans ses mains, c'était pour me donner une fessée. J'ai même pas pleuré ! Ma mère m'a bercé et j'ai aimé son odeur qui me plaisait bien. Faut dire que c'était aussi la mienne. Quand je suis sorti de son ventre, j'ai eu très froid et un étrange halo lumineux m'éblouissait. Dans le creux du sein de ma mère j'entendais battre le tic-tac régulier de son cœur et dehors grondait l'orage.

Je me demandais ce que je faisais là et pourquoi j'étais venu. On ne m'avait pas demandé mon avis, et j'ai horreur qu'on fasse sans mon complet assentiment.

Lorsqu'on m'a ramené dans ma maison, j'ai découvert avec étonnement que je n'étais pas le seul enfant de cette famille. L'autre passait son temps à me lorgner dans mon berceau, comme si j'étais un extraterrestre. Il me souriait bêtement mais n'avait pas l'air méchant. Et moi j'avais faim, tout le temps le ventre creux. Faut avouer que le lait mielleux de ma mère n'était pas assez consistant, même si j'adorais son goût. Étaient-ils conscients que j'avais passé neuf mois à être au régime dans le creux de ses reins ? Si j'avais pu marcher, je serais allé ouvrir le frigo pour me servir tout seul. En attendant, j'étais dépendant, cloué dans ce berceau sans lumière, à voir le défilé de leur visage rayonnant. Du coup pour me faire comprendre je passais mon temps à pleurer et à gâcher leurs nuits. Un mois après ma sortie de la maternité, leur visage était déjà moins rayonnant et leur voix trahissait parfois un certain agacement, surtout chez mon père, enfin l'homme qui vivait avec nous et qui semblait commander l'ensemble. Il n'appréciait guère que ma mère me place dans leur lit entre eux deux. Moi j'étais aux anges ! C'est là que je dormais le plus paisiblement et je pouvais téter à ma guise dès que mon estomac criait famine. Je serais bien resté là, blotti contre sa peau chaude et douce pour le reste de mon existence. Mais manifestement, ce n'est pas ainsi que nous autres mammifères étions programmés. On était supposé être sevré au bout d'un certain temps raisonnable, comme je hais ce mot raisonnable,et prendre progressivement de l'autonomie. Ça a commencé par un maintien forcé dans mon berceau toute la nuit et malgré mes pleurs insistants. Heureusement qu'il y avait mes couches à changer. Quel bonheur quand elle me prenait dans ses bras et m'allongeait sur un petit matelas tout doux, pour me donner les soins quotidiens ! Et puis ça a été la séquence biberon. Quelle horreur, je vous jure, ce truc en caoutchouc dans la bouche. Franchement, je vois pas comment le biberon pouvait se substituer au sein de ma mère, la blague ! Mais bon, au bout d'un certain temps et de nombreux refus de ma part, et pour pas mourir de faim, j'ai quand même fini par boire ce truc infect.

L'étape suivante n'était guère plus reluisante. Ils ont osé m'enfermer dans un parc, comme un animal, vous rendez-vous compte ! Soi-disant pour m'apprendre à me mettre sur les pieds. Mais j'étais bien, moi, à quatre pattes, très pratique pour passer partout sans être vu, sous la table, sous les chaises, d'une pièce à l'autre en toute liberté.

Alors pour leur faire payer cette humiliation, j'avais pris deux décisions irrévocables : hurler le plus fort pour qu'on me sorte de cette prison en bois, et à l'avenir ne plus jamais accepter le moindre enfermement ou le moindre renoncement pour ma liberté. Personne lorsque je serais grand, puisque manifestement c'était ma destinée, grandir comme eux, personne ne se mettrait en travers de la route de ma liberté.

Sur le premier point, j'avoue que je me suis plutôt bien débrouillé, car ma mère, épuisée par mes cris et mes crises, avait fini par céder. Elle m'extirpait régulièrement de derrière mes barreaux, pour me prendre dans ses bras ou mieux, me laisser gambader à ma guise dans l'appartement sous la surveillance plus ou moins efficace de mon grand frère. Pas une bonne idée, j'arrivais à échapper à sa vigilance toute relative, car j'étais déjà très malin pour tromper les autres. J'ai découvert en grandissant que cette disposition était un talent, voire un don qu'il me suffirait de développer et de maîtriser pour prendre l'ascendant sur mes prochains. Donc mon frère, le pauvre, c'est lui qui en prenait plein la vue, à chaque bêtise que je faisais. J'adorais explorer, tirer sur tout ce qui dépassait, ouvrir et fermer des tiroirs au risque de coincer mes petits doigts, fouiller dans la poubelle, dans les pots des plantes, sortir les boîtes de conserve du buffet et les empiler les unes sur les autres, comme une pyramide. Je mettais en bouche tout ce que je trouvais sur mon chemin, ils n'avaient qu'à ranger mieux, mais j'avoue que le goût de ces objets ne me plaisait guère, alors je les jetais par-dessus la tête et je poursuivais mon exploration. Jusqu'à ce que ma mère, excédée et paniquée par tous les risques que je prenais, me remette dans ma prison de bois, malgré mes trépignements de colère et mes hurlements d'animal sauvage pris au piège.

Non, jamais plus tard je ne tolérerais que quiconque n'enferme ni mon corps ni mon esprit. Je resterais maître de moi-même et de mon destin. Et gare à celui ou celle qui se mettrait en travers de mon chemin !

Et peu à peu, j'ai grandi, en franchissant avec habileté les obstacles en travers de mon chemin. J'ai très vite troqué le biberon contre de la vraie nourriture. Comme c'était agréable de toucher et triturer les aliments que ma mère me mettait dans l'assiette. J'aimais autant les appréhender de mes mains que les découvrir en bouche. Et j'en mettais partout autour de ma chaise de bébé, sur la table, par terre, sur ma bavette, sur mon visage et même dans mes cheveux ! Après chaque repas, c'était simple, ma mère pouvait me passer sous la douche tellement j'en avais partout. Cependant, elle était ravie parce que je goûtais à tout, sans réticence aucune, curieux de nouvelles découvertes et sensations. Ce trait de caractère plus tard me servirait beaucoup : aller à la rencontre des autres, accepter les différences, chercher toujours de nouvelles expériences et me lancer sans peur des risques encourus.

Et un jour, je ne sais pas pourquoi, elle m'a habillé chaudement, on était en automne, et elle m'a emmené avec mon frère tout emmitouflé dans son manteau, ses gants et son bonnet de laine. On a quitté l'appartement, pour traverser la rue et prendre le trottoir d'en face. Je gambadais déjà bien tout seul, accroché à la main de ma mère, j'avais abandonné la poussette depuis un mois. Mon frère suivait un peu à contrecœur, me semblait-il, et traînait les pieds. Ma mère le grondait régulièrement et l'invitait à accélérer le pas. On a traversé le parc où on venait jouer avec d'autres enfants, quand il faisait plus chaud, mais cette fois-là on ne s'est pas arrêté. J'aurais tant aimé me précipiter sur le toboggan ou la balançoire avec mon frère, mais ma mère semblait pressée d'arriver à destination, car elle tirait un peu fermement sur mon bras pour détourner mon attention des jeux.

On a traversé une grande place parsemée de grands arbres dénudés, des marronniers avais-je appris plus tard, avec plein de grandes feuilles qui tapissaient le sol. Je trouvais amusant de donner des coups de pied dans ce tas de feuilles, mais ma mère n'appréciait guère et me secouait le bras pour me remettre en bonne marche. Mon frère quant à lui traînait toujours à deux mètres derrière nous. Et puis nous y sommes arrivés.

C'était une grande bâtisse avec des fenêtres hautes encadrées par de la pierre de grès rose. Un grand portail de fer forgé noir clôturait cet endroit bizarre. À travers les barres du portail, je pouvais entrevoir une énorme cour en bitume, sans un arbre ou un bosquet pour agrémenter les lieux. Ma mère se baissa à mon niveau et me dit subitement en me regardant droit dans les yeux :

« Claude, mon chou, tu es grand maintenant, tu as cinq ans. Et les grands garçons comme toi doivent aller à l'école. Derrière cette grille tu vas rencontrer d'autres petits enfants comme toi, et vous allez jouer ensemble et apprendre plein de nouvelles choses. Et puis maman doit retourner au travail, je n'ai pas le choix. Regarde, dans ton petit cartable, j'y ai mis ton goûter. » Elle ouvrit le petit cartable qu'elle portait depuis notre départ sur elle, et me montra une barre de chocolat au lait enveloppée dans du papier alu, et un petit pain au lait.

« Et puis, tu ne vas pas être seul, ton frère Julien fait aussi sa rentrée aujourd'hui. Mais lui va au CP, chez les grands. Vous vous verrez sûrement dans la cour de récréation. Et surtout, n'oublie pas que maman vient vous rechercher en fin de journée, à quatre heures. Tu me promets de ne pas pleurer ? »

Je restai bouche bée. Mais de quoi me parlait-elle au juste ? Je la regardai à mon tour dans les yeux, où elle pouvait lire ma complète stupeur. Elle se releva soudain, nous prit tous les deux par la main et nous entraîna à l'intérieur de l'énorme bâtisse. Là, nous fûmes accueillis par une grande dame au chignon épais et blanc, qui me regardait en souriant à travers ses épaisses lunettes. L'endroit était curieux et peu engageant, faut bien le dire. Des manteaux et des bonnets étaient accrochés en ligne sur des porte-manteaux en fer blanc. Une lumière blafarde irradiait du haut plafond. Et puis surtout, l'odeur du lieu ne me plaisait pas du tout. Je tirai alors sur la manche de ma mère et lui susurrai à l'oreille :

« Maman, on retourne quand à la maison ? » Elle ne me répondit pas, se contenta d'enlever mon manteau et mon bonnet, et de les accrocher au premier porte-manteau libre. À ce moment, la dame qui portait une blouse blanche, un peu comme celle du docteur que j'allais voir avec maman pour les vaccins, se rapprocha de moi et me dit avec un calme remarquable :

« Bien mon petit, il va falloir laisser ta maman maintenant. » Elle me prit la main, comme ça, sans prévenir, sans me demander mon avis, et m'entraîna avec elle. Je me retournai une dernière fois vers maman. Dans mes yeux exorbités, elle pouvait lire mes pensées et ma panique.

« Maman, pourquoi ? Pourquoi tu m'abandonnes ainsi à cette étrangère ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Pourquoi tu me punis ? Maman, non, ne me quitte pas... »

Mais non, je n'ai pas pleuré, je n'ai pas versé la moindre larme.

C'est de la rage que je ressentais, une énorme rage, et je serrai très fort la grosse paluche de la dame en blanc. Elle allait me le payer celle-là ! Et mon frère, où donc était passé Julien ! Je croyais qu'il était chargé de ma surveillance, c'est bien ce qu'il faisait à longueur de journée à la maison ! Je ne pouvais donc pas compter sur lui non plus. Nous débouchâmes dans une grande salle colorée, remplie de gamins en blouses de toutes les couleurs, qui s'affairaient en groupes autour de petites tables basses. Les uns trituraient une sorte de pâte molle qu'ils faisaient rouler sous leur paume, les autres empilaient des cubes ou d'autres formes que je ne connaissais pas pour en faire des tours ou des maisons.

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