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MatiĂšres grises

MatiĂšres grises

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4.4
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Chapitres

MatiĂšres grises est une fiction qui met en scĂšne une femme ĂągĂ©e en Ă©tat de coma aprĂšs l'accident qui a dĂ©truit une partie de son EHPAD, tuĂ© son Ă©poux et suggĂšre son imaginaire. C'est bien une divagation accompagnĂ©e sans enthousiasme par une jeune psychologue en charge de la cellule psychologique dĂ©diĂ©e aux rĂ©sidents de l'EHPAD aprĂšs l'accident. Cette derniĂšre est elle aussi tourmentĂ©e par l'amour qu'elle porte Ă  un mĂ©decin de son entourage, sĂ©ducteur et amant passionnĂ© mais qui, mariĂ©, diffĂšre tout projet d'avenir avec elle. Les interrogations de la jeune femme et celles de sa patiente grabataire se rĂ©pondent dans un espace mental clos, d'oĂč Ă©mergent parfois quelques odeurs et, Ă©tonnamment, une forme de communication s'installe, sans Ă©change verbal, mais aussi sans aucune censure. Le dĂ©nouement survient alors qu'un virus frappe le monde et qu'un confinement gĂ©nĂ©ral est dĂ©crĂ©tĂ© en France.

Chapitre 1 No.1

Vil amas de poussiĂšre,

NĂ©ant aussi, d'accord,

Mais luisant de lumiĂšre,

Jusqu'Ă  la mort.

Maurice CarĂȘme

Cette femme qui ressemble Ă  maman va mourir. C'est presque sĂ»r. Je tiens son pied droit dans ma main. Je le sens froid. Il est coincĂ© sous la porte du tiroir de sa table de chevet, dĂ©mantibulĂ©e devant son placard. Il n'est pas blessĂ©. Il est prĂȘt Ă  marcher, si on lui dĂ©gage l'autre. Elle pourrait se remettre en route. Elle reprendrait sa position d'autoritĂ© et de supĂ©rioritĂ©, celle des adultes qui ne veulent pas toujours livrer leurs recettes, leurs mĂ©thodes, leurs secrets de vie, et prĂ©fĂšrent que leurs jeunes passent des Ă©preuves pour les apprendre. Quitte Ă  leur reprocher ensuite d'ĂȘtre allĂ©s au feu et de s'y ĂȘtre brĂ»lĂ©s. Quitte Ă  trembler Ă  l'idĂ©e que dans leur innocence, ils puissent dĂ©couvrir finalement, devant la montagne dĂ©crĂ©tĂ©e infranchissable, le petit verrou ou l'aride col qui permet de passer de l'autre cĂŽtĂ©.

Elle va mourir et il faut que je reste auprĂšs d'elle. Quand mon neveu ClĂ©ment est nĂ©, ma sƓur Nathalie et moi n'en finissions pas de tenir dans une main, dans le creux de la paume, un pied minuscule prĂȘt Ă  pĂ©daler dans le vide, capable de chercher le sol ferme pour s'y poser. Un pied de chair douce aux ongles microscopiques, bien finis, qui allait le projeter dans sa belle condition d'homme debout. Ce pied que je tiens est trop grand pour ma main : elle chausse du 40, en accord avec sa haute stature de Nordique. MĂȘme si celle-ci est maintenant tassĂ©e par l'arthrose, ses pieds, eux, sont ceux de ses dix-huit ans : longs, trĂšs fins et osseux. Seul l'hallux valgus rebondi et inflammatoiredit son Ăągeet met une touche de rose sur sa peau grise. Je caresse sans rĂ©flĂ©chir cette petite montagne horizontale dressĂ©e au-dessus des mĂ©tatarsiens, cette avancĂ©e ƓdĂ©mateuse sur le territoire d'autrui, ce bouclier rembourrĂ© qui ne dĂ©fend que contre le pied partenaire, puisque chacun est condamnĂ©, du dĂ©but Ă  la fin de sa vie, Ă  frĂŽler, entrechoquer et surpasser l'autre dans une harmonie contrainte.

Les pompiers m'ont donnĂ© une veste Ă©paisse qui rĂ©siste au froid et Ă  la pluie. Par contre, c'est une petite neige grise et chĂ©tive qui tombe du plafond dĂ©foncĂ©. Ils ont « sĂ©curisĂ© », comme ils disent, ce petit espace oĂč je me tiens, et m'ont criĂ© de rester tranquille, d'attendre qu'ils reviennent et de parler Ă  cette femme en lui tenant le pied qui dĂ©passe des dĂ©combres, en le massant, pour essayer de le rĂ©chauffer. Ils m'ont dit de lui parler, mĂȘme si elle ne rĂ©pond pas. Ça tombe mal. La derniĂšre fois, en sĂ©ance, elle m'a envoyĂ©e promener. Elle n'en voulait pas, de la psychologue. Ma phrase Ă©tait ainsi partie dans le vide, tel un javelot inutilement lancĂ© alors que l'armĂ©e des mots s'est retirĂ©e et percutant l'Ă©paisseur du non-dit. Je dois reprendre le fil et lui parler, sans savoir si elle m'entend. Comme avec maman : celle Ă  qui je m'adressais n'Ă©tait pas toujours au bout de la ligne, mais la masse de vĂȘtements au-dessus de son corps, dont ne se dĂ©gage que ce pied inerte, n'est-elle pas trop Ă©paisse pour que le son de ma voix passe ? Le contenu de son armoire dont la porte a cĂ©dĂ© s'est dĂ©versĂ© sur elle : elle est enfouie sous ses pull-overs, ses jupes, ses chaussettes et trois oreillers. Cette jungle textile l'Ă©touffe sous la pression de la porte en Ă©quilibre instable contre le bord du lit. J'enlĂšverais bien un oreiller et ce pull bleu qu'il faudra sacrifier en tirant dessus, mais je ne dois rien toucher. ExceptĂ© le pied de madame Chardenal.

Si seulement quelqu'un m'apportait un café... j'ai froid, sans doute plus dedans que dehors. Je suis arrivée dÚs l'appel du directeur de la maison de retraite et j'ai laissé mes gants à la maison.

Sur la fenĂȘtre, dont un vantail est dĂ©moli, il y a encore les dĂ©corations de NoĂ«l : un traĂźneau de rennes Ă  la gueule ouverte et grimaçante partant Ă  l'assaut d'une piste enneigĂ©e, laissant choir des petits paquets enrubannĂ©s, un pĂšre NoĂ«l jovial qui se chauffe au brasero, deux Ă©toiles jaune vif. Ce dĂ©cor dĂ©passĂ© depuis un mois et demi est pathĂ©tique : la fĂȘte est finie, Ă  l'Établissement pour personnes dĂ©pendantes de Charblay-les-Sables.

Les sirÚnes me rassurent : du renfort arrive, les pompiers, le Samu, des médecins... ils vont sauver madame Chardenal. Je ne l'avais en séance que depuis peu : ils me donnent toujours les plus atteints et les plus coriaces. J'ai réussi à éviter le colonel, ce n'est pas si mal. Pour mes premiers remplacements, ils n'y sont pas allés de main morte. Et ce pied mort, là, dans ma main ? J'ai presque aussi froid que ce pied.

- Madame Chardenal... vous m'entendez ?

Un petit nuage tiĂšde se forme autour de ma bouche lorsque je parle.

- C'est Fabienne Demagny. Il y a eu un problÚme. Le toit du pavillon « les Pruniers » vient de s'effondrer, mais on va vous sortir de là... vous m'entendez, maman ? Euh, vous m'entendez, madame Chardenal ?

J'allais y aller de mon couplet mĂ©diatique : « les psychologues sont sur place, les pompiers ont sĂ©curisĂ© les lieux, et selon le prĂ©fet, toutes les pistes sont envisagĂ©es... » C'est ce qu'on va dire dans les mĂ©dias ce soir. Comme elle ne rĂ©pond pas, je m'arrĂȘte lĂ . Pas un gĂ©missement, pas un souffle. Elle est capable de rester silencieuse, juste pour m'embĂȘter.

Le casque d'un pompier passe juste au milieu de la fenĂȘtre du couloir d'en face. Le brillant couvre-chef ensoleillĂ© disparaĂźt et rĂ©apparaĂźt dans mon champ de vision. Il se penche vers le sol et un ambulancier de chez nous lui prĂȘte main-forte. Les voilĂ  de chaque cĂŽtĂ© d'un fauteuil roulant qu'ils apportent tous les deux vers l'aile des Pruniers. Ils vont venir vers moi, enfin, et emmener madame Chardenal, peut-ĂȘtre me porter un cafĂ©.

Danny n'appelle pas, heureusement. Je ne serais pas disponible. Mais quelle tristesse qu'il n'appelle pas ! Il me manque, ses bras me manquent, son étreinte me manque. Penser à lui va me réconforter. C'est incroyable que je l'aie rencontré, qu'il se soit intéressé à moi, qu'il m'aime à ce point. Si séduisant dans sa blouse blanche qu'il ne quitte

- Madame Chardenal ? Est-ce que ça va ? Vous avez besoin d'aide et je suis lĂ . C'est Fabienne Demagny. Vous sentez quelque chose ? vous avez mal quelque part ? Dites-moi oĂč vous avez mal.

Ce soir oĂč Danny a donnĂ© sa dĂ©mission ! Ils Ă©taient tous si navrĂ©s, ils n'y croyaient pas. Seul le Directeur ne semblait pas mĂ©content. Normal, Danny lui faisait de l'ombre. On s'est retrouvĂ©s place Royale, oĂč il m'attendait avec des fleurs.

- Ma chĂ©rie ! enfin ! on va fĂȘter ça au Lion d'Or !

Ce dßner ! la table chargée de belle vaisselle, les nappes lourdes en damassé blanc, et ces vins qu'il m'a fait goûter... je me sentais décalée, avec ma tenue de travail : jean et chemise blanche que j'ai pris l'habitude de porter parce qu'il aime ça.

- Il te manque un joli foulard... je vais y penser, disait-il en caressant ma joue.

Au dessert, il m'a pris la main. Du coup, impossible de manger mon sorbet de fraise des bois sur lit de pain d'épices grillé. Mon sorbet a fondu pendant que Danny partait dans sa confession :

- C'est terrible, ce qui m'arrive... si je t'avais rencontrée avant ! Je ne me serais pas marié évidemment. Et maintenant, le bébé est là...

C'est ça, la catastrophe. Le bĂ©bĂ© a presque un an. Pendant toute la pĂ©riode oĂč sa femme Ă©tait Ă  la clinique, puis de retour Ă  la maison avec sa mĂšre auprĂšs d'elle, Danny est venu chez moi tous les soirs. Il prĂ©textait des malades difficiles pour rentrer trĂšs tard. Ce n'Ă©tait pas tout Ă  fait faux : ici aux Sablons, le colonel est un malade difficile, un actionnaire difficile, un veuf difficile aprĂšs avoir Ă©tĂ© sĂ»rement un mari difficile. Pourvu qu'ils ne me le mettent pas en sĂ©ance, celui-lĂ . On ne sera jamais assez nombreux pour tout le monde ! J'espĂšre qu'ils embaucheront des extra et qu'on mettra le colonel avec un stagiaire psychologue. Un, bien sĂ»r, vu qu'il est complĂštement misogyne.

- Madame Chardenal...

Cette fois, je lui lĂąche ma main et le pied. Un pompier vient de passer Ă  cinq mĂštres et je le hĂšle :

- Je ne pourrais pas avoir un café ?

- Eh non, madame, désolé, mais le courant est coupé, les machines ne marchent plus. Mais le bistro en face est réquisitionné, ils vont en apporter.

Il se bagarre avec un fauteuil roulant. C'était sûr, à force de tirer sur les dépenses, on a du matériel à bout de souffle. Il entre dans la chambre :

- Elle est comment, cette dame ?

- Elle ne réagit pas. Je suis trÚs inquiÚte.

- On a déjà un mort, à la chambre sept. Un monsieur qui était en chambre double, avec sa femme. Et sa femme, on ne la trouve pas...

- Elle a peut-ĂȘtre dormi ailleurs... vous savez, ici, ils n'ont pas toute leur tĂȘte... ils se sauvent. Ils se lĂšvent tous seuls la nuit s'ils le peuvent. On les retrouve parfois le matin dans une autre chambre.

- Tenez bon, on vient dans cinq minutes pour dégager cette dame.

Toujours pas de cafĂ©. Danny me manque trop. Il n'appelle pas, peut-ĂȘtre qu'il est dĂ©jĂ  au courant de l'accident des Sablons et qu'il ne veut pas me dĂ©ranger. Mais pourquoi est-il sur rĂ©pondeur ?

- Madame Chardenal ?

Cet hallux valgus est ignoble. Mais le pied n'est pas tout à fait engourdi. Il y a un soupçon de tiédeur qui arrive maintenant sur ma main froide. Elle n'est pas morte. Elle est juste au ralenti. Je vais pouvoir la sauver. Car c'est moi qui l'ai sauvée, en lui parlant et en lui massant le pied. Danny sera fier de moi.

Le pompier repasse. Est-ce qu'il a un cafĂ©, lui ? Non, il a son fauteuil roulant, et il y a quelqu'un dessus. Il se dĂ©pĂȘche. Et c'est le colonel que j'entends vocifĂ©rer.

VocifĂ©rer, c'est le mot qu'a employĂ© Danny Ă  son sujet, la premiĂšre fois. Il a expliquĂ© l'origine latine : porter la voix. Il expliquait ça doucement, prĂ©cisĂ©ment, et tout le monde Ă©tait attentif comme des Ă©lĂšves de Cours prĂ©paratoire. Danny sait tellement de choses. AprĂšs, il a fait intervenir VĂ©ronique Mage, la psychiatre. Le colonel est un cas. « Structure obsessionnelle avec lĂ©ger dĂ©lire de persĂ©cution ». C'est normal qu'il vocifĂšre. Mme le Docteur Mage est armĂ©e pour faire face : une prescription de tranquillisants et d'Ă©quilibrants de l'humeur, et des sĂ©ances de psy. Comme il ne prend ni l'un ni l'autre, aucune chance que son dĂ©lire se calme. Mais voilĂ , il est actionnaire des Sablons. On dit mĂȘme que ses parts, ça reprĂ©sente toute l'aile des Pruniers, plus les Alzheimer. Et Alzheimer, lui, il ne l'a pas : ça mouline dur, dans sa tĂȘte. On ne peut pas le prendre en dĂ©faut.

Mais il n'a fait que passer, sur son fauteuil roulant, enveloppĂ© dans une couverture. Il est passĂ© en vocifĂ©rant, sans doute qu'il ne supporte pas d'ĂȘtre portĂ© sur un fauteuil. Le pompier revient. Qu'il envoie le colonel rouler dehors sur son fauteuil Ă  friction, et qu'il me porte un cafĂ© !

- Alors, cette dame ? Il y a un moyen de l'identifier ?

Non, pas de café. Et mon téléphone qui grésille. Ce n'est pas Danny, je ne réponds pas.

- Je crois que c'est madame Chardenal Violette. Enfin, c'est la rĂ©sidente de la chambre Dix. Vous m'avez dit de ne toucher Ă  rien, on ne voit pas son visage sous les vĂȘtements qui sont tombĂ©s.

- C'est bon, on va s'en occuper. J'ai du renfort, là. Il faut la dégager. Vous pouvez partir. Votre Directeur est dans le hall, vous verrez avec lui pour la suite.

Je n'ai pas envie de laisser tomber madame Chardenal. Que ferait Danny ? Il choisirait la voie héroïque : rester auprÚs d'elle et lui parler. Mais on ne me laisse pas le choix :

- Sortez, maintenant, madame, ne restez pas lĂ .

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