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Des nouvelles de la posthistoire

Des nouvelles de la posthistoire

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5.0
avis
84
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16
Chapitres

Un infatigable marcheur galactique, des dĂ©tenus qui attendent d'ĂȘtre dĂ©matĂ©rialisĂ©s, un pape pas trĂšs catholique, une jeune femme prĂȘte Ă  tout pour sauver l'amour de sa vie, des voyages dans le temps du rĂȘve, des cyborgs moqueurs et un crapaud qui tousse ! Tout est en place pour une lecture qui bouscule nos certitudes et ouvre la voie Ă  l'impensable : celle de la posthistoire que l'auteur interprĂšte sur un mode Ă  la fois ironique et onirique. Un pĂ©riple dans l'imaginaire d'oĂč l'on ne revient peut-ĂȘtre pas tout Ă  fait indemne... À PROPOS DE L'AUTEUR Serge Lamothe est romancier, nouvelliste, poĂšte et dramaturge. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages parmi lesquels Oshima, Mektoub et Les enfants-lumiĂšre. Il a Ă©galement signĂ© plusieurs adaptations thĂ©Ăątrales.

Chapitre 1 Le nid de l'aigle

Couverture : Dos Ă  dos, dessin de l'auteur,

30 cm x 40 cm. Encre de Chine, vin et café, 2020.

Je suis en mission : découvrir des territoires inconnus, fouler un sol vierge, scruter des espaces infinis. Marcher, tout simplement. Voilà ma mission.

Pour certains, marcher peut sembler une activitĂ© dĂ©nuĂ©e d'intĂ©rĂȘt. Je veux dire mettre un pied devant l'autre et recommencer, sans chercher Ă  comprendre. Ça paraĂźt simple, mais ça ne l'est pas autant qu'on pourrait le croire. J'en sais quelque chose, j'ai fait plusieurs fois le tour du monde Ă  pied sans pouvoir m'arrĂȘter. Je marchais depuis six ou sept millions d'annĂ©es-lumiĂšre quand je suis arrivĂ© au nid de l'aigle. Alors, je vous le demande : ne pas pouvoir s'arrĂȘter signifie-t-il qu'on ne s'arrĂȘtera jamais ?

J'ai traversé la mer de la Tranquillité en marchant droit devant moi sans jamais dévier ni à gauche ni à droite. On imagine que c'est facile, ça aussi ; mais en vérité, seuls les dromadaires et les chameaux savaient le faire. Il est sûrement inutile que j'explique ici la différence qui a pu exister entre un chameau et un dromadaire. J'imagine qu'il suffit de savoir que les uns et les autres ont existé pour se convaincre de la nécessité de marcher droit devant soi quand on veut traverser la mer de la Tranquillité. J'aurais d'ailleurs de nombreuses suggestions à faire à quiconque souhaiterait tenter l'aventure : il faut, notamment, prendre bien soin d'éviter le golfe des Aspérités. Sinus Asperitatisest en effet d'une ùpreté sans compromis. Le marcheur devra également se munir d'un chasse-mouche et d'une réserve conséquente de chaussettes de rechange, de préférence en laine de yak.

Parti du rivage occidental de la mer de la Tranquillité, j'ai toujours marché vers l'est. J'ai contemplé d'innombrables levers de terre, cette orange bleue qui est en fait mon unique soleil. De nombreux postes de guet balisent le territoire. De l'un d'eux, j'ai pu contempler la terre se lever exactement trente-cinq mille six cent quatre-vingt-quatorze fois.

La mer de la TranquillitĂ© n'a pas volĂ© son nom. Il ne s'y passe jamais grand-chose, sauf pour un Ɠil averti comme le mien. Tout un peuple de larves minuscules s'y active secrĂštement ou se prĂ©lasse au soleil. Leurs citĂ©s rivalisent en complexitĂ© avec les plus grandes mĂ©galopoles de la galaxie, bien qu'elles ne mesurent jamais plus d'un centimĂštre et demi. Je les collectionne : mes poches de salopette en sont pleines. Ça ralentit ma progression, bien sĂ»r, mais ça me fait au moins de la compagnie.

Pour le marcheur, la scÚne du monde évolue trÚs lentement. On s'y fait à la longue, mais seulement jusqu'à un certain point et dans une faible mesure. En vérité, dans une trÚs faible mesure.

Au fil du temps, je me suis Ă©loignĂ© des rivages dessĂ©chĂ©s de la mer de la TranquillitĂ© et je suis passĂ© dans la mer des Vapeurs, puis dans la mer des Pluies. Mare Imbriumporte le nom le plus incongru qui soit, puisqu'il n'y pleut jamais ; mais j'affirme que c'est une rĂ©gion tout Ă  fait charmante et bien plus agrĂ©able que la banlieue de Chicago oĂč je suis nĂ©, oĂč j'ai grandi et oĂč il pleut six cents jours par an.

Je marche. Je vois d'ici le regard des sceptiques. Oui, je marche les yeux ouverts et le cƓur lĂ©ger, loin des chemins les plus frĂ©quentĂ©s, loin des sentiers de la guerre et des dictatures impĂ©rialistes. Je marche et j'avance, mais comme le disait le poĂšte, c'est uniquement pour ne pas tomber.

Pendant toutes ces années, j'ai vécu d'expédients. Les aliments étaient rares. Dans les moments les plus difficiles, je me suis parfois gavé de cette cendre poudreuse de basalte noir qu'on trouve en abondance sur tout le territoire, mais dont la valeur nutritive laisse à désirer, de sorte qu'il faut en consommer des quantités astronomiques.

Si vous digérez mal la cendre de basalte et qu'elle provoque chez vous des ulcÚres d'estomac, restez chez vous. Cette randonnée n'est pas pour vous.

En revanche, certains insectes offrent un excellent apport de protéines. On en trouve peu, mais je suis le plus frugal des marcheurs que je connaisse. Ici, je dois préciser que ma remarque se veut ironique : je n'ai jamais rencontré un autre marcheur en activité.

Non, dĂ©jĂ  je m'Ă©gare. La science du chameau m'Ă©chappe sans crier gare. En vĂ©ritĂ©, il y a bien eu cette femme que j'ai croisĂ©e autrefois. Je n'ai jamais vraiment su son nom. En tout cas, impossible de me le rappeler. Me l'a-t-elle jamais dit ? MĂȘme si, de temps en temps, j'ai pu l'entendre fredonner un vieil air dĂ©modĂ©, je suis bien certain qu'elle n'a jamais desserrĂ© les lĂšvres.

Dans mon souvenir, le visage de la femme demeure flou, mais il ne saurait en ĂȘtre autrement : nous ne nous sommes jamais approchĂ©s l'un de l'autre. Ici, la moindre distance paraĂźt considĂ©rable, et ceux qui regardent les gens dans les yeux sont seuls Ă  savoir qu'ils sont peu nombreux Ă  le faire

Sa silhouette dressĂ©e, fĂ©line, m'a longtemps obsĂ©dĂ©, mais tout cela semble si loin, maintenant ; on dirait presque la rĂ©miniscence tenace d'une vie antĂ©rieure ou simplement rĂȘvĂ©e. Toutefois, il n'y a pas de vie antĂ©rieure, pas plus qu'il n'y a de vie rĂȘvĂ©e.

Un jour, je lui ai criĂ© : « Ça fait des mois, des annĂ©es que je t'Ă©coute sans rien dire. Si je parle, tu balaies l'espace avec ton petit doigt d'un geste large et rapide qui traduit ton impatience. Je dĂ©teste ça ! Maintenant, tu vas m'Ă©couter ! »

« Je ne suis pas celle que tu peux inventer. Ou plutÎt : je suis celle que tu ne peux pas. »

Tout est si simple, n'est-ce pas ? Il est si facile de mentir quand on ne se soucie pas d'ĂȘtre cru.

DĂ©poser la tĂȘte au creux d'une Ă©paule aimĂ©e. Fermer les yeux, le temps de fredonner un air dĂ©modĂ©. Surtout, ne pas s'endormir avant l'heure.

RĂȘver

« Un jour, le MaĂźtre et ses disciples marchaient dans le dĂ©sert. Ils marchaient en silence sous un soleil cuisant, fait de lames et de rayons nocifs. Au milieu de la journĂ©e, alors que le soleil assassin culminait au zĂ©nith, ils aperçurent le cadavre d'un chien pourrissant au bord du sentier. De la carcasse Ă©manait une odeur de putrĂ©faction si infecte que les disciples se dĂ©tournĂšrent de la charogne en faisant un dĂ©tour et en se couvrant le nez et la bouche d'un pan de leur vĂȘtement. Le relent fĂ©tide de la mort leur souleva quand mĂȘme le cƓur et, la chaleur aidant, plusieurs Ă©taient au bord de l'Ă©vanouissement. Cependant, le MaĂźtre, lui, constatant la rĂ©action de ses disciples, marcha tout droit vers la bĂȘte, s'accroupit devant elle et la contempla longuement sans rien dire.

Les disciples, interloqués, restaient à l'écart et soufflaient péniblement à travers le tissu souillé de sueur de leur robe.

"MaĂźtre, qu'y a-t-il ? se risqua Amaryllis au bout d'un long moment. Pourquoi restons-nous ici ? L'odeur est insupportable."

Elle allait ajouter : "Allons-nous-en !", mais voyant que le Maßtre se retournait et posait sur elle ce regard à la fois sévÚre et bienveillant qu'elle lui connaissait si bien, elle n'osa pas.

"Oui, dit alors le Maßtre, quelle odeur atroce, n'est-ce pas ? Mais as-tu remarqué la blancheur exquise de ses dents ?" »

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