Économie: L’Alliance Commerciale GM, Macroware, Vellison & Frye – plus fréquemment désignée, au sein des colonies, sous le nom de « Consortium » – a émis ce matin, à 0543, un décret que le porte-parole Ted Walker a qualifié d’« historique ». Ce décret ré-autorise en effet le développement, la commercialisation et l’emploi d’IA, proscrits depuis les incidents survenus lors de l’ère pré-Contact, en -234 AC (2139 ET).
La révolte – parfois qualifiée à l’époque d’« Émancipation » – menée par les quatre cent trente-trois androïdes et gynoïdes de modèle SigMa, aussi appelés « Philosophes », avait alors provoqué le retrait et l’interdiction de toutes les formes d’IA neuronales intégrées au sein de matériels robotiques. M. Walker a précisé que la réintroduction se ferait sous le contrôle et la surveillance exclusifs du Consortium, et consisterait dans un premier temps en la mise en service de plusieurs centaines de milliers d’unités de construction autonomes à l’intérieur de la Circonscription terrienne, avant de s’étendre aux domaines du transport et du fret. Les experts financiers mandatés par le Consortium annoncent d’ores et déjà « une croissance à deux chiffres », tablant sur « les formidables retombées économiques » qu’engendrera cette automatisation de la quasi-totalité de la main d’œuvre des secteurs que le Consortium avait qualifiés, en début d’année, de « perfectibles ». Les réactions enthousiastes des entrepreneurs sélectionnés par le Consortium sont consultables dans l’onglet « Économie » du cnl 17-483715. Les commentaires des représentants autorisés de la désormais très minoritaire ligue anti-IA seront, eux, disponibles dans la soirée au sein de la section payante.
Culture: Aujourd’hui marque l’anniversaire de la mort de T. W. Apple-Mayer, officiellement survenue il y a tout juste vingt-et-un ans, le 10 Mars 115AC. Principalement connu comme étant le concepteur du « Jumper Apple-Mayer » ou « JAM » – le premier moteur de saut hyperspatial dit « HyperDrive » – et comme le principal responsable de la découverte du réseau TDV et de l’avènement du Contact, on le considère généralement comme le plus grand scientifique depuis Sillias Bergstel. Il avait d’ailleurs obtenu le prix Nobel-Frye en -12 AC (2361 ET) pour ses modifications apportées au système quantique dit d’« Einstein-Bergstel », souvent qualifié de « Relativité Révisée ». Le jour de sa disparition, survenue, on s’en souvient, lors des incidents s’étant déclarés dans le système S-Mart – et ayant engendré ce que les scientifiques nomment depuis « l’Anomalie » –, le porte-parole du Consortium, Ted Walker, avait alors évoqué « une perte inquantifiable » pour la communauté scientifique en général, et pour les industries Valkstein-Eddelson en particulier. M. Walker s’était également engagé, en évoquant le grand scientifique disparu, à « donner son nom à un truc », ce qui fut fait lors de la sortie de la soixante-treizième génération de lentilles connectées, ou ConLens™, des industries Valkstein-Eddelson. Thomas W. Apple-Mayer aurait eu 181 ans.
Diplomatie: C’est avec une fierté certaine que le porte-parole du Consortium, Ted Walker, a annoncé aujourd’hui à 0545 la future nomination du colonel Walt T. Herdsman à la tête de la très renommée section « contrebande » de la Sécurité Galactique. C’est en effet la toute première fois depuis le Contact qu’un humain se voit ainsi attribuer un poste clé au sein de l’administration impériale. M. Walker s’est étendu durant plusieurs minutes sur la longue liste des espoirs placés dans celui que la diplomatie terrienne surnomme « l’exemple », « le meilleur d’entre nous », ou encore « l’homme qui n’a jamais participé à la bataille de Cébès ». C’est une lourde tâche qui pèsera sur les épaules du jeune colonel (57 ans), qui devra aider la balbutiante Circonscription terrienne à acquérir la reconnaissance qui lui échappe encore au sein du Conseil Galactique, où il se murmure que le Superviseur…
D’un battement de paupière, Steed rompit le contact avec son IPC. Il lâcha un long soupir avant de s’affaler au fond de sa chaise de bureau.
Connexion foireuse, songea-t-il. Au fin fond de ce trou perdu, parvenir à entrer en contact avec la Sphère sans heurts était déjà un exploit. Steed pouvait donc s’estimer heureux d’avoir réussi à trouver un fil d’informations pour passer le temps. Il aurait préféré dénicher un canal avec les résultats sportifs, mais la simple présence de l’Anomalie avait une fâcheuse tendance à dérégler toute forme de communication longue-distance. Il y avait même des jours où la station ne captait strictement rien, nada, le néant total. Pour un peu, on se serait cru encore coincé à l’ère pré-spatiale, à une époque où des primitifs avec des vêtements en tissus naturels devaient brandir leurs appareils vers les cieux en priant pour une connexion meilleure, les yeux fixés sur des petits diagrammes très laids avec des barres.
Quelle mission pourrie. Il détestait cet endroit.
Cela devait désormais faire un peu plus d’un siècle que la station Starwatcherflottait mollement dans le vide interstellaire, littéralement perdue au milieu de nulle part, à recueillir des données sans intérêt concernant un événement pour lequel aucun scientifique n’était jamais parvenu à fournir un début de commencement d’explication cohérente. « Une occasion unique d’être le tout premier homme à élucider le mystère le plus fascinant de toute l’ère post-Contact » avait dit Mendelson – qui était à la fois le supérieur de Steed et un vieil enfoiré, comme l’apprenti-chercheur l’avait réalisé trop tard – lorsque Steed avait été muté dans cette station. Depuis deux ans qu’il croupissait ici, à attendre qu’on le libère de son affectation, chaque minute gaspillée à fixer son écran d’un regard aussi mort que son avenir professionnel était apparue au jeune scientifique comme la plus retorse et la plus médiévale des tortures jamais imaginées. « Occasion unique », mon cul !se répéta-t-il pour la millionième fois. C’était surtout un interminable bizutage. Il n’y avait rien dans ce coin de la galaxie, et il n’y aurait jamais rien, l’univers dut-il encore exister cinq cents milliards d’années.
Steed ne savait pas encore à quel point cette affirmation était profondément visionnaire.
Un petit tiraillement au niveau de la tempe l’informa qu’on venait de lui envoyer un message sur son IPC. Le jeune chercheur grogna. Par réflexe plus que par envie, il fit défiler le contenu de sa messagerie devant son iris, le temps de distinguer le nom de l’expéditeur. « Bazev », évidemment. Steed ne savait même pas comment il avait pu espérer lire autre chose. Les cent soixante-treize messages précédents – sans compter le spam – provenaient déjà de Bazev. Personne d’autre ne les contactait jamais, pas même le laboratoire qui leur avait promis un pont d’or pour venir s’enterrer ici1
Steed ne s’embarrassa pas à ouvrir l’e-mail. Il pouvait déjà deviner son contenu, dont il avait dû lire l’exact équivalent cent soixante-treize fois. Ça ne l’intéressait plus. D’ailleurs, même s’il passait le restant de son existence à fouiller le moindre résidu de particule de l’univers, il doutait qu’il puisse parvenir à trouver quelqu’un que ça intéresse– à l’exception de Bazev, malheureusement. Il préféra consacrer le restant de son interminable journée à une activité productive, comme fixer le plafond ou se pincer avec l’élastique de son slip. Si, par une improbable conjonction planétaire, la motivation venait à arriver jusqu’à lui, il envisagerait peut-être de se lever pour se faire un café. Se fixer des objectifs réalisables, c’était la seule chose à faire, lorsqu’on voulait tenir le coup au fin fond du trou du cul de l’espace.
La tasse de café brièvement évoquée se matérialisa si vite à côté de Steed qu’elle menaça de répandre une part importante de son contenu directement sur son pantalon. Le chercheur recula sa chaise en jurant. L’univers dans son entier semblait s’être ligué contre lui pour parvenir à lui pourrir une journée qui avait déjà largement mérité de figurer dans son flop ten –avec les neuf qui l’avaient précédée.
« Avale-ça, si c’est le seul moyen de te maintenir à peu près éveillé », aboya Igor Bazev en venant s’asseoir à côté de lui sans avoir eu le bon goût de solliciter l’autorisation de le faire. Steed se contenta, en guise de réponse, de lui adresser un regard chargé de tout le mépris dont il était capable – c'est-à-dire beaucoup – tout en essuyant par l’entremise de larges mouvements de bras le café qui était venu finir ses jours sur le bas de sa blouse. Il était d’humeur massacrante – ce qui correspondait à son état normal lorsqu’il n’était pas en train d’attendre la mort avec résignation.
« Tu as jeté un œil à ce que je viens de t’envoyer ? » continua Igor en sirotant placidement le contenu de sa propre tasse. Cette fois, Steed lui adressa un regard de cocker sous anxiolytiques devant une équation à trois inconnues. Sa manière à lui d’exprimer en peu de mots – en l’occurrence, zéro – à quel point la question avait été d’une stupidité repoussant au loin toutes les limites connues de l’admissible.
Ce fut au tour de Bazev de soupirer avec résignation. Les rapports qu’il entretenait avec son collègue avaient toujours été difficiles, simplement parce qu’Igor avait toujours considéré le travail comme le seul moyen d’échapper à la dépression qui menaçait tous ceux qui passaient plus de vingt secondes sur Starwatcher. Être contraint de vivre dans la même pièce que Steed vingt-quatre heures sur vingt-quatre ne faisait que lui rendre la tâche un peu plus désagréable encore – mais au moins fallait-il reconnaître que la présence du jeune chercheur était, la plupart du temps, à peine décelable tant son activité côtoyait systématiquement le néant.
« Tu devrais », reprit Igor, habitué aux conversations à sens unique que la mauvaise volonté de Steed lui imposait fréquemment. « Ce ne sont pas les relevés d’analyse de l’Anomalie. À ce niveau-là – ô, surprise – on n’a toujours rien trouvé de pertinent. Aucun schéma récurrent, aucune logique, tous les logiciels plantent en essayant d’y déceler quoi que ce soit encore plus sûrement que si on leur demandait de diviser ton QI par zéro. Non, il y a… du nouveau… concernant un autre domaine, et je ne sais pas trop quoi en penser. »
Igor imaginait que ses explications avaient été suffisantes, mais l’absence totale de réaction de son collègue amena le chercheur à ajouter: « Regarde les fichiers que je t’ai envoyés, bon sang ! » en levant les yeux au ciel.
Steed s’exécuta de mauvaise grâce, uniquement mû par l’envie d’en finir avec un problème qui s’annonçait aussi insignifiant et dénué d’intérêt que tous ceux que Bazev lui avait soumis depuis le début de leur affectation commune, onze mois auparavant. Il réactiva son IPC pour lire le mail d’Igor.