Si je meurs maintenant, ce ne sera pas sans fracas.
Un grondement sourd me perce les tympans, une pulsation rauque qui déchire l'air autour de moi. La musique jaillit de haut-parleurs invisibles, hurlant des basses qui me martèlent le crâne. Mais je n'ai ni la force ni l'intérêt de chercher leur origine. Je suis recroquevillée au pied d'un vieux chêne, les bras enserrant mes jambes comme un dernier rempart contre la vague de nausée qui menace de m'engloutir.
Mes longs cheveux noirs traînent contre la terre humide, frôlant presque la boue. L'envie de coller mon front au sol froid est presque irrésistible - peut-être que cela apaiserait la brûlure de ma peau moite. Mais même là, au bord du gouffre, je refuse de m'abandonner à la saleté. L'instinct de préservation de ma dignité reste intact, pour une raison que j'ignore.
Calme-toi, Delina. Bordel, ressaisis-toi.
D'habitude, cette phrase me remet les idées en place. Elle coupe court à mes émotions, me recentre. Mais cette fois, ce n'est pas mon esprit qui flanche. C'est mon corps. Et peu importe combien je me répète ces mots, je me sens toujours aussi mal, comme si chaque organe se rebellait.
Super. Me voilà, à vomir mes tripes la veille du jour le plus important de ma vie.
- Delina ?
Putain. Putain, putain, putain.
Je redresse la tête d'un coup sec, ce qui s'avère être une grave erreur. La terre tourne autour de moi et je manque de m'effondrer, sauvée de justesse par mes mains agrippées à l'arbre derrière moi. Je me force à me lever, essayant tant bien que mal de paraître détendue. J'adopte une posture nonchalante, bras croisés, dos appuyé à l'écorce rugueuse, même si je sens la sueur couler le long de mes tempes.
Mais quand une silhouette imposante émerge des buissons devant moi, toute ma tentative d'indifférence s'effondre. C'est elle.
- Par les crocs d'Élecia... souffle Mère, les bras croisés, l'air profondément exaspéré.
C'est comme faire face à mon propre reflet, mais dans une version plus raffinée et bien plus dangereuse. Aurica Starcross. Ma mère. Une légende vivante, et une autorité que peu osent défier.
Ses cheveux noirs, couleur de nuit sans lune, sont tressés avec une telle précision qu'ils pourraient couper le vent. Elle les porte toujours attachés, à l'opposé de moi. Moi, je les laisse libres, sauvages, indomptables. Comme mon esprit.
Je n'ai même pas besoin de voir ses yeux pour savoir qu'ils sont presque noirs. Sa colère les obscurcit toujours. La pierre rouge incrustée dans son front luit d'une lueur cramoisie : le sceau impérial. Trois pierres pour chaque souverain de l'Empire krodien : saphir, émeraude, rubis. L'émeraude et le saphir sur chaque main. Le rubis, au centre du front, comme une cible brillante de pouvoir et d'héritage.
Je détourne les yeux.
- Ce n'est pas ce que tu crois, dis-je d'un ton faussement assuré.
- On dirait que tu as bu assez pour assommer une centaine de misérables humains, Delina, répond-elle en soupirant.
Les Normes. Des êtres pathétiques, incapables de manier l'énergie, si fragiles qu'un simple souffle du vent pourrait les tuer. Et pourtant, même eux ne se retrouveraient pas aussi lamentables que moi ce soir.
Elle s'approche, me scrute, impitoyable. Elle voit tout. Mon teint blafard, mes mèches collées à ma peau trempée de sueur, ma faiblesse.
- Combien as-tu bu ?
- On m'a droguée, je tente de me justifier.
- Épargne-moi ça, gronde-t-elle.
Sans prévenir, elle m'attrape le menton, me forçant à ouvrir la bouche. Je n'ai même pas le temps de protester que ses doigts s'enfoncent brutalement dans ma gorge. La bile jaillit. Je me plie en deux, vomissant un liquide acide qui s'enfonce dans la terre.
Je déteste ça. Je la déteste, là, maintenant. Des larmes de frustration montent, mais une fois l'attaque terminée, je respire mieux. J'ai encore mal, mais la nausée s'éloigne.
- Tu aurais pu éviter de me fourrer la main dans la gorge, marmonné-je en m'essuyant la bouche.
Je tente de la regarder dans les yeux, mais je sais que cela ne changera rien.
- C'était la manière la plus efficace de te faire regretter cette imprudence. Si les Anciens t'avaient vue ainsi, ils auraient exigé ta destitution immédiate.
- Et alors ? Dans peu de temps, ce seront eux qui devront me rendre des comptes. Pas l'inverse.