Edenelle
Je me saisis avec humeur de mon portable qui ne cesse de vibrer dans la poche arrière de mon pantalon et prends la communication :
- J'arrive, maman ! Je sors du métro !
Faux ! Je suis encore dans la rame, mais si je le lui dis, elle va se mettre en colère.
Je raccroche, joue des coudes pour m'extraire de la foule avant que les portes du métro se referment, et je m'élance. Je ne sais pas être ponctuelle, c'est comme ça, je n'y peux rien. Quoi que je fasse, je suis systématiquement en retard. J'ai toujours un truc de dernière minute à faire avant de partir, pensant en avoir le temps : écrire un article sur mon blog, répondre à un mail ou à mes followers, passer vite fait sur Insta, discuter des derniers potins de l'école avec mon amie Stéphanie.. Si j'ajoute à ça les cours à réviser pour les examens qui approchent à grands pas, je ne suis pas loin d'être surbookée et je vis à cent a l'heure sans jamais profiter
de rien.
Je regarde Google Maps : j'y suis presque.
Plus que quelques mètres !
Un quart d'heure de retard... ça va... J'ai connu pire !
Je pousse la porte de la très belle brasserie du 16° où m'attendent ma mère et mes sœurs. Une brasserie comme il en existe beaucoup dans Paris, mais celle-ci, avec sa salle de restaurant aux allures de hall de gare qui lui a valu d'être classée monument historique, est considérée comme mythique. Je m'arrête un instant pour admirer le cadre : c'est clinquant, surchargé et un peu bling-bling, mais je dois avouer qu'il s'en dégage un certain charme.
Je traverse la salle, bondée, pour enfin repérer les cheveux blonds de ma sœur Bella, de trois ans mon aînée. Elle m'aperçoit, me fait un petit signe de la main. À ses côtés, ma mère est penchée sur Nyria, ma jeune sœur de 8 ans, qu'elle est très certainement en train de briefer pour qu'elle se tienne tranquille. Ma mère, tailleur griffé, chignon strict. Austère et tirée à quatre épingles, comme à son habitude.
Elle lève la tête lorsque j'arrive près d'elles, et a un hoquet de surprise.
- Qu'est-ce encore que cette couleur de cheveux, Edenelle ?
Moi aussi, je suis contente de te voir, maman. Ma mère et moi, c'est. compliqué ! Enfin... ça l'a toujours été, d'aussi loin que je me souvienne.
- Edène, maman, pitié !
Ouais. j'ai aussi un peu de mal avec mon prénom ! Mes parents devaient être bourrés quand ils l'ont choisi. Comme j'ai été un « accident » - ce que j'ai appris à l'adolescence -et que leur mariage a mal fini, je ne suis pas très sûre que le choix de mon prénom ait éte judicieux. Mais ça, c'est une autre histoire !
- C'est très tendance au Japon, ajouté-je en lui faisant un baiser sur la joue, qu'elle me rend du bout des lèvres.
- Moi, j'aime beaucoup ! s'écrie Nyria, mon feu follet de petite sœur.
J'embrasse son visage tout juste sorti de l'enfance, après avoir posé ma main sur ses cheveux blonds coiffés (pour une fois !) en queue de cheval.
Je réponds d'un clin d'œil à ses grands yeux marron admiratifs.
- Merci, Nyny, c'est gentil ! Salut, toi ! ajouté je à l'intention de ma sœur Bella.
Après l'avoir embrassée à son tour, je m'installe, dépose la bride de mon sac à main sur le dossier et retire mon perfecto, tout en regardant autour de moi.
- C'est sacrément chouette ici ! On fête quelque chose de spécial ? enchaîné-je, pour faire dévier la conversation vers autre chose que la couleur de mes cheveux.
Ma mère a un petit air pincé.
- Heureusement que je t'avais dit de faire un effort vestimentaire.
- Pardon ? J'ai fait un effort !
Mis à part mes cheveux bleus, le reste est ultra classique : escarpins, pantalon noir, petit pull manches courtes, bleu également, bon... c'est vrai. il a de longs poils et il brille, mais je le trouve très sympa. Et j'ai rehaussé le tout avec de grosses créoles, noires egalement, assorties à mon rouge a lèvres et à mon fard à paupières.
- Pourquoi dis-tu ça, maman ? Je suis d'accord avec Nyny, le bleu lui va bien. Tu es superbe, comme toujours.
Je serre la main de ma grande sœur et lui souris pour la remercier. À mes yeux, c'est elle qui est parfaite : grande, blonde, hyper bien foutue, déterminée. Mais elle n'est pas seulement jolie, elle est aussi dévouée, douce et compréhensive. Infirmière en pédiatrie, elle ne vit que pour son job, sa grande passion, qu'elle supporte avec devotion, et je ne sais pas comment elle fait ! Quand elle me raconte son quotidien, j'ai envie de pleurer ou de rendre mes tripes. En tout cas, il ne lui viendrait pas à l'idée de se teindre les cheveux en bleu ! Et c'est pour cette raison qu'elle est la petite préférée de maman.
- T'es très belle ! décrète Nyria. On dirait Rio !
Je ne peux m'empêcher de rire, alors que ma mère fronce les sourcils.
- Arrête de dire n'importe quoi, Nyria, et tiens toi droite ! Combien de fois faudra t-il que je te le répète ?
Ma mère n'est jamais très agréable mais là, elle semble sur les nerfs. Qu'est ce qu'elle a, enfin ?
Elle devrait être contente, nous sommes toutes réunies, fait assez exceptionnel pour être souligné.
- Si je vous ai demandé de me rejoindre ici, les filles, ajoute t-elle, c'est pour vous annoncer une grande nouvelle !
Pour une fois, je ne dis rien, j'attends la suite, mais son air soucieux ne me dit rien qui vaille.
- Tu vas retravailler à la télé ? avance Bella.
Avant d'avoir Nyria, notre mère a été quelques années présentatrice d'émissions de téléachat.
Elle secoue la tête.
- Non...
- Tu as enfin réussi à faire publier ton livre ? tente encore Bella, que le jeu amuse.
Ah oui... ma mère écrit ! Mais je ne saurais dire de quoi parle son livre. Je vous l'ai dit, ma mere et moi... c'est compliqué !
Nyria lève la main, comme si elle était à l'école.
- Moi je sais, moi je sais ! s'écrie t-elle. Je peux leur dire, maman ?
- Comment ça, tu sais ? s'étonne ma mère.
- Je t'ai entendue en parler avec papa.
Ma mère fronce les sourcils.
- Quand ça ?
- La semaine dernière ! La porte de ta chambre était ouverte, et tu criais.
Ma mère, crier ? Impossible.
- Que sais tu exactement, Nyria ?
Elle sourit, mais son sourire est un peu crispé.
- Je sais que tu as un amoureux ! Et même que tu l'as trouvé sur In-ter-net !
Je repose lentement mon verre d'eau, surprise de voir ma mère rougir.