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La main au feu
5.0
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Chapitres

Blanche est une jeune fille des plus normales. Le jour, elle est Ă©tudiante Ă  l'universitĂ©. Le soir, elle promĂšne son chien. De ces promenades nocturnes, personne ne sait rien, jusqu'au jour oĂč elle trouve un cadavre pendant sa balade. Le problĂšme, c'est qu'il est Ă©tendu sur les quelques mots qu'elle vient d'Ă©crire. Son jeu poĂ©tique de la nuit ne peut plus rester secret. Son masque tombe, derriĂšre se cache peut-ĂȘtre la folie. Le Mont-Royal devient le thĂ©Ăątre d'une enquĂȘte policiĂšre peu conventionnelle. La naĂŻvetĂ© cĂŽtoie la rugositĂ© de la rĂ©alitĂ©, les liens se tissent entre les couleurs, la musique, le langage. Heureusement, Blanche n'est pas seule. Arrivera-t-elle Ă  prouver son innocence ? Surtout, arriveront-ils, tous ces personnages, Ă  trouver le bon sens ? À PROPOS DE L'AUTEUR La littĂ©rature s'est imposĂ©e trĂšs tĂŽt Ă  G. Egron par des poĂšmes, des histoires. Un monde imaginaire en constante expansion s'est dĂ©veloppĂ© dans le recoin de son esprit. C'est une Ă©criture un peu sauvage qui se cherche constamment. L'idĂ©e s'impose, puis la folie crĂ©atrice se met en marche. La joie d'Ă©crire une page, de jouer avec les mots, de traquer le lien qui unit l'imaginaire au rĂ©el et de voyager par l'esprit dans les dĂ©dales de la vie sont les moteurs qui l'ont poussĂ©e Ă  composer et Ă  partager La main au feu.

Chapitre 1 No.1

Elle marchait, les yeux à demi clos par les bourrasques de neige. Il fallait faire attention aux stalactites du cÎté des immeubles et aux éclaboussures brunes de celui de la rue. La route était contenue entre ces deux murs, dressés telles des menaces que l'hiver imposait. Qu'une pensée fut trop prenante et elle se faisait ramener à l'ordre par les intempéries. Les zigzags n'étaient pas permis. Elle marchait vite, droit et pourtant l'hésitation se lisait dans sa cheville qui, parfois, semblait se bloquer imperceptiblement.

Était-ce vraiment une bonne idĂ©e d'y aller ? Elle fouilla dans la poche de son manteau, sortit une cigarette, fouilla dans une autre poche, sortit un briquet, s'abrita de ses mains et fit jaillir une petite flamme qui vacilla. Elle arrĂȘta de marcher, fit Ă  nouveau jouer la roulette sous son pouce, se retourna dos au vent et finit par rĂ©ussir Ă  allumer sa cigarette. Elle Ă©tait en train de reprendre sa route quand un homme jaillit d'une entrĂ©e d'immeuble, lui bloquant le passage en agitant les bras. Elle essaya de l'Ă©viter mais il ne la laissait pas passer. Une femme qui Ă©tait assise dans l'entrĂ©e de l'immeuble avec quelques autres itinĂ©rants cria Ă  l'homme qui avait jailli de venir se rassoir : « Let her go, don't be a fucking asshole ». « thanks m'am, thanks », dit-elle en baissant la tĂȘte avant de continuer sa route en toute hĂąte. Quoi dire, que faire ? Elle aurait voulu retourner voir la dame, lui dire qu'il fallait continuer d'agir de la sorte, la remercier davantage, rĂ©compenser ce comportement... Mais qui Ă©tait-elle elle-mĂȘme pour se permettre de vouloir rĂ©compenser le comportement d'autrui, la dame de la rue n'Ă©tait pas un chien que l'on dresse en lui donnant des biscuits. Elle aurait voulu lui dĂ©cerner une mĂ©daille peut-ĂȘtre ? Prouver par lĂ  que la rue avait aussi ses valeurs et que certaines femmes Ă©taient capables de les inculquer aux plus jeunes ? Elle n'Ă©tait pas bien placĂ©e pour se mĂȘler de cela, et pourtant l'envie de se vĂȘtir de haillons pour les rejoindre et apprendre d'eux la hantait. Elle ne pensait pas pouvoir le faire, Ă  cause du risque. Elle continua de marcher, impuissante, vers la rĂ©union du journal oĂč elle avait promis d'Ă©crire.

Les rues Ă©taient glacĂ©es, la tempĂ©rature avait chutĂ© aprĂšs la pluie et le matin n'avait pas encore eu le temps de faire fondre les trottoirs. Il Ă©tait lĂ , au dĂ©tour d'une ruelle, tendant sa casquette noire, les yeux baissĂ©s. Elle le reconnut, lui dit « salut », il leva les yeux, esquissa un sourire qui la prĂ©cipita dans un Ă©tat de pĂ©trification assez proche de celui de la ville. Elle fouilla dans ses poches, trouva une piĂšce, lui donna, il sourit Ă  nouveau de tout son malheur et elle baissa les yeux en reprenant sa route. Ils avaient mangĂ© Ă  la mĂȘme table, lĂ -bas, dans ce drĂŽle d'endroit oĂč aucun d'eux n'avait choisi d'ĂȘtre.

La nuit Ă©tait calme, l'hiver n'avait pas encore instaurĂ© sa dictature. Elle parcourait les rues, se fiant au flair du chien qui trottinait devant. Le vent l'avait appelĂ©e en sifflant Ă  la fenĂȘtre, elle Ă©tait sortie et avait suivi l'instinct de son animal. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle cherchait, lui saurait quoi trouver. Elle passa devant une buanderie, une femme frappait Ă  la porte vitrĂ©e, les larmes au bord des yeux. Elle s'arrĂȘta, fit signe Ă  la femme d'appuyer sur le bouton qu'elle avait repĂ©rĂ© Ă  l'intĂ©rieur de la buanderie. La femme rĂ©ussit Ă  sortir, ne cachant pas sa joie ni la peur qu'elle avait eue de rester bloquĂ©e toute la nuit. Elle, pour sa part, fut submergĂ©e : le chien l'avait menĂ© au bon endroit, au bon moment.

On disait qu'elle passait du jour Ă  la nuit, que les autres lui traversaient la tĂȘte comme une armĂ©e de rhinocĂ©ros au galop. On disait qu'elle devait apprendre Ă  contrĂŽler sa pensĂ©e, on lui disait que si quelque chose sentait la merde, il lui suffisait de penser Ă  une fraise pour chasser le dĂ©gout. Elle n'y croyait pas. Du moins, ça ne marchait pas pour elle. Sa technique Ă©tait plus tangible, elle se bouchait le nez et respirait par la bouche. Chasser les idĂ©es n'avait jamais Ă©tĂ© son fort, elle les retournait dans tous les sens jusqu'Ă  ce qu'elles s'Ă©puisent ou Ă©clatent. Les autres prĂ©fĂ©raient qu'elles s'Ă©puisent. La seule maniĂšre tangible qu'elle avait trouvĂ©e pour se dĂ©barrasser des idĂ©es Ă©tait de faire, faire, faire et faire. Le sommeil ne venait jamais qu'Ă  l'Ă©puisement.

Ces années-là, les idées étaient accaparantes et la nuit se marchait comme une litanie.

Des poÚmes écrits sous un pont sur des bouts de carton, une descente dans les tuyauteries de Montréal, glissant sur une petite plaque de bois à roulette dans la noirceur totale d'un long boyau de la ville, chantonnant quelques vers pour garder le courage. Un arrivage dans la boue puis une marche qui continue, guidée par les rafales de feuilles. Une silhouette indéfinissable, un masque.

Un feu sur le Mont-Royal, un poÚte qui s'exile, le chien la mÚne à lui. Les braises qui les réchauffent, la ville entre les branches, il lit tout son cahier. Le soleil qui s'annonce. Elle qui part en courant.

Sur l'autre versant, un autre feu, des musiciens, encore le chien. Elle chante pour eux qui jouent, ne donne pas son vrai nom mais une traduction, ils voudraient la revoir, elle ne croit qu'au hasard.

Les jours sont longs sur les bancs d'école, elle se demande si les autres aussi passent leurs lunes à errer. Elle espÚre trouver des pairs, elle espÚre. Mais de toutes ses rencontres, elle ne veut rien garder, car elle craint que la nuit n'en perde sa magie. Elle voudrait que le ciel lui envoie deux ailes blanches qu'elle porterait au dos pour voir la vue d'en haut et pouvoir s'échapper si le besoin en est. Elle promet en riant que la leçon d'Icare lui servira à elle et que de toute façon, c'est pour voler la nuit. Mais personne ne répond car les ailes, ce n'est pas pour les humains.

Un soir, des amis, elle va dans un bar, Ă  la sortie : bagarre. Trois français refusent de payer un chauffeur de taxi, son ami essaye de le dĂ©fendre, il se prend un coup, elle bondit, arrache les cheveux d'un français, ils se calment. La derniĂšre fois qu'un ami s'est fait battre devant elle, pour elle en plus, elle n'a rien fait, figĂ©e. Le sang a giclĂ© sur ses chaussures blanches. Elle ne veut plus figer. Elle veut des poings, et pourtant elle ne veut pas se battre. Elle veut fuir, avec des ailes, elle aurait pu soulever son ami et lui Ă©viter les coups. Il lui faut des ailes, mais elle n'en a que dans ses rĂȘves. Elle sait pourtant bien s'en servir et s'Ă©chappe Ă  tous coups. Mais les rĂȘves n'ont qu'une incidence restreinte sur la rĂ©alitĂ©.

Avec des ailes, elle aurait pu retourner voir la dame sans prendre aucun risque, elle aurait pu offrir un tour dans le ciel au garçon à la casquette tendue, elle aurait pu descendre au fin fond de l'enfer avec la certitude de pouvoir remonter.

Elle serait retournĂ©e dans le pays de sa mĂšre pour apporter l'espoir autrement qu'en semant des poĂ©sies, avec des ailes. On lui a racontĂ© que pour empĂȘcher un bombardement des ponts, de nombreux habitants de la capitale s'y sont rejoints et ont chantĂ© pour la paix en se tenant la main. Le bombardement a Ă©tĂ© annulĂ©. Elle se demande si on pourrait faire ça, si ça peut marcher encore, si tout le monde se donne la main et chante pour la paix est-ce que les avions vont faire des voltiges Ă  la place de jeter des bombes ? Le dos lui dĂ©mange quand elle pense Ă  ça, comme si des ailes essayaient de lui pousser sur les omoplates mais qu'elles Ă©taient interdites par le bon sens.

Pourtant quelque chose au fond d'elle refuse de perdre espoir, comme s'il Ă©tait encore possible de faire, faire, faire, faire. Elle regarde ses pieds, pense Ă  tous les endroits oĂč ils ont Ă©tĂ©. Elle se dit que tout est possible. Elle regarde ses mains, pense Ă  toutes les autres mains qu'elle a serrĂ©es. Elle a le vertige, elle est minuscule, comme lorsqu'elle Ă©tait enfant et regardait le ciel du haut d'un immeuble de Belleville, couchĂ©e sur le dos. Le ciel, les humains, et les fonds marins, les trois choses qui lui font tourner la tĂȘte.

Elle Ă©tait arrivĂ©e Ă  la rĂ©union, deux garçons attendaient dĂ©jĂ  devant la porte d'entrĂ©e, elle ne sonna donc pas et ils attendirent qu'on vienne ouvrir en n'osant pas vraiment se dire bonjour. L'hĂŽte fit tourner la poignĂ©e, ouvrit la porte et les invita Ă  monter. Elle avait dĂ©jĂ  travaillĂ© dans un autre journal avec l'hĂŽte et les deux filles manifestĂšrent leur joie de se revoir. On s'installa, on fit du cafĂ© et on mangea des crĂȘpes et des croissants. La discussion Ă©tait enflammĂ©e mais les journalistes n'avaient pas vraiment des points de vue diffĂ©rents, ils avaient des idĂ©es communes qu'ils divulguaient dans un Ă©tat d'excitation. À la fois, cela permettait d'aller plus loin dans une direction, mais elle trouvait qu'il manquait l'avocat du Diable. Le problĂšme de cet avocat, c'est que personne n'a envie de l'inviter Ă  faire des projets puisqu'il questionne trop. Elle pensait tout de mĂȘme que le Diable avait droit Ă  un avocat mais se tue, disciplinĂ©e par la crainte d'ĂȘtre rejetĂ©e. On lui avait proposĂ© des sujets, elle avait choisi la criminalisation des personnes itinĂ©rantes. Elle avait passĂ© un bon moment au chaud Ă  discuter avec eux avant de quitter en promettant son article.

Elle retournait vers son appartement oĂč la lumiĂšre grise du soir avait dĂ©jĂ  ravagĂ© les murs jaunes, elle le savait, l'hiver Ă©tait parfois prĂ©visible. Quand elle se fut dĂ©chaussĂ©e elle tomba sur Roderic qui Ă©tait en train de tout nettoyer de fond en comble, en pleine phase d'excitation il courrait dans tous les sens, dĂ©plaçait les meubles, plantait des clous, suait Ă  grosse goutte et d'un bon remettait parfois l'aiguille du tourne-disque un peu plus haut pour entendre Ă  nouveau quelques mesures qui l'obsĂ©daient. Elle se dirigea vers la verriĂšre oĂč Marie-HĂ©lĂšne arrosait ses plantes. Elle avait envie de lui parler mais ne savait pas par oĂč commencer alors elle se tue et la regarda faire. Safran se colla contre la cuisse de Marie-HĂ©lĂšne, elle lui caressa la tĂȘte, et demanda :

« Comment allez-vous tous les deux ?

- Bien, on revient d'une réunion, je dois écrire un article.

- Encore ?

- Non mais c'est pour un autre journal cette fois

- Et tu comptes dormir quand ? demanda-t-elle avec bienveillance »

Elle sourit sans montrer les dents, baissa les yeux et marmonna : « je n'aime pas dormir ». Un silence Ă©trange s'installa, un silence lourd de compassion et d'incomprĂ©hension. Elle fit un compliment sur les plantes de Marie-HĂ©lĂšne, disant que leur beautĂ© n'avait d'Ă©gal que le soin qui leur Ă©tait apportĂ©. Elle se dirigea vers sa chambre oĂč des tonnes de livres jonchaient le sol, pris une feuille blanche, la boĂźte de crayons de couleur qu'on lui avait offerte, une nuit, et se mit Ă  dessiner en piochant son inspiration dans les livres ouverts autour d'elle. Un mot, une phrase, et les couleurs qu'elle allait choisir se mettaient Ă  scintiller dans la boĂźte. La musique qui venait du salon lui servait de rythme et ses mains semblaient s'ĂȘtre Ă©prises d'une danse qu'elle avait l'impression de ne pas contrĂŽler. Les dĂ©gradĂ©s se faisaient d'eux-mĂȘmes, les crayons s'Ă©changeaient avec une souplesse qui la fascinait et qu'elle n'arrivait pas Ă  considĂ©rer comme sienne. Elle n'Ă©tait pas certaine d'ĂȘtre vraiment capable de faire ce qu'elle faisait, elle ne l'avait d'ailleurs jamais Ă©tĂ©.

Peu Ă  peu, le bruit s'apaisa dans l'appartement, les autres Ă©taient allĂ©s se coucher. Elle se risqua hors de sa chambre pour vĂ©rifier. Elle prĂ©para la laisse de Safran, le petit couteau, enfila quelques Ă©paisseurs de ses vĂȘtements les plus amples, glissa dans sa poche un feutre, quelques biscuits pour chiens et d'autres pour humains et se faufila Ă  l'extĂ©rieur. La nuit Ă©tait froide mais elle ne le sentait pas. Elle se dirigea vers le Mont-Royal oĂč elle dĂ©fit la laisse, laissant Safran libre de courir Ă  son grĂ©. Elle passa devant la Statue et inscrivit, au feutre blanc sur les dalles grises « je suis l'oiseau de nuit qui passe dans ta vie, je suis l'oiseau de vie qui passe dans ta nuit ». Satisfaite de son maigre forfait, elle entreprit son ascension habituelle, son chemin de croix vers la dalle ronde du sommet, vers le poĂšme gravĂ© au-dessus de la ville. Safran gambadait autour, la nuit lui appartenait et elle-mĂȘme n'appartenait Ă  personne, si l'envie lui prenait de courir et de se jeter dans la neige, elle courrait et se jetait dans la neige, si la droiture la tentait, elle pouvait compter les pas, compter les arbres, Ă©couter le moindre frisson de la forĂȘt, le moindre susurrement des voitures au loin. Elle pouvait dĂ©cider de ne regarder que devant elle ou de se retourner pour ĂȘtre Ă©blouie par les petites lumiĂšres de la ville. Le froid la rassurait, qui oserait le braver ? Elle Ă©tait seule, dans une solitude magnifique, parce que toute choisie, assumĂ©e.

C'est en redescendant la colline qu'elle le vit. Ou plutĂŽt qu'elle perdu de vue Safran, l'appela et eu pour toute rĂ©ponse un hurlement dĂ©chirant. Elle dĂ©valait la pente en s'accrochant aux arbres, le cƓur lui battait dans la poitrine, qu'Ă©tait-il arrivĂ© Ă  Safran ? Elle l'appela encore, sa voix se brisa au milieu de son cri et enfin il rĂ©apparut, arrivant ventre Ă  terre Ă  la rencontre de sa maitresse. Il lui tourna autour et disparut Ă  nouveau, elle s'Ă©lança derriĂšre lui. Ils arrivaient au pied du mont lorsqu'elle se figea. Devant la Statue, la tĂȘte sanglante tachant l'inscription qu'elle avait tracĂ©e un peu plus tĂŽt, un mort gisait.

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