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Amnésies lacunaires

Amnésies lacunaires

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Chapitres

Vingt ans aprĂšs sa disparition, le corps d'une jeune fille est retrouvĂ© dans une fosse. DĂšs lors, François, Thomas et Olivier apparaissent comme suspects. L'inspecteur Pierrick Delevise ne les lĂąchera plus. Dans un premier temps, il ne leur dit rien de l'affaire sur laquelle il enquĂȘte. Chacun se demande alors ce qu'il a pu commettre de si terrible pour l'avoir effacĂ© de sa mĂ©moire... Ă  moins que ce ne soit l'un des deux autres. AmnĂ©sies lacunaires nous prĂ©sente trois narrateurs pour trois points de vue et la nĂ©cessitĂ© commune de retrouver l'innocence, celle qui ne passe pas par les tribunaux... sauf si la vĂ©ritĂ© se trouve encore ailleurs... À PROPOS DE L'AUTEUR Auteur, comĂ©dien et metteur en scĂšne, Nicolas Ragu navigue dans le thĂ©Ăątre depuis trente ans. LaurĂ©at du Prix Claude Santelli 2012 de la Fondation S.A.C.D. Beaumarchais, AmnĂ©sies lacunaires a dĂ©ferlĂ© dans son esprit, tel un rĂȘve, une exploration de la mĂ©moire cachĂ©e, de la part inconnue de soi ou de ses proches.

Chapitre 1 No.1

Thomas

Elle me regarde de ses yeux gris enfoncĂ©s dans leurs cavitĂ©s. Des yeux de cendre froide. Elle me regarde de son regard minĂ©ral. Elle ne dit rien. La bouche entrouverte, Ă©dentĂ©e, sans parole. Elle ne dit rien mais tout son ĂȘtre m'est un reproche : les sillons qui creusent ses joues et la fossilisent, les cheveux vert de gris, hirsutes, que le vent peine Ă  faire frĂ©mir, les lĂšvres empoussiĂ©rĂ©es, striĂ©es, encroĂ»tĂ©es, le nez tors, qui dĂ»t jadis lui faire mal Ă  chaque inspiration, les sourcils couleur de pus sĂ©chĂ©, et les oreilles fermĂ©es, comme cousues sur elles-mĂȘmes rĂ©tractĂ©es, peut-ĂȘtre pour ne plus laisser le vent siffler son agonie. À moins qu'elles ne fussent aspirĂ©es par un trop grand vide de mot.

Elle me regarde, plantée au-dessus de moi sur sa montagne ravinée. Elle m'assignede son regard. J'ignore encore ce que cela signifie précisément, mais je me sens assignéà l'immobilité sous son regard pétrifié.

Elle tient un arbre à la main, petit arbre déraciné, à peine plus grand qu'elle, tout sec, depuis longtemps calciné de l'intérieur par la lave.

Elle me regarde du haut de sa montagne de reproches et le cratÚre de sa vie creuse son gouffreà l'endroit de ses pensées.

Elle me terrifie de son silence de haine. Je ne sais pas pourquoi elle s'en prend à moi, je comprends seulement qu'elle m'a trouvé et qu'elle ne me lùchera plus. Moi. Thomas Trévise.

La journée avait pourtant bien commencé. Une journée sans se raser, c'est déjà une journée de détente. J'avais pris mes dispositions pour ne pas aller à l'agence et m'occuper enfin des papiers en retard. Je restais à la maison avec mes poils au menton. Petits poils piquants d'une journée sans client. Je disposais de mon temps jusqu'à l'heure des enfants. J'avais étalé des papiers partout sur mon bureau, sur la petite table à cÎté du bureau, et les deux dossiers des impÎts étaient ouverts par terre. Je ne connais pas d'autre méthode pour traiter les papiers administratifs : il faut que j'étale. J'arrive parfois à essaimer jusqu'à la table de la salle à manger. Mieux vaut alors ne pas m'interrompre et si, pour une raison ou une autre, je dois tout ranger en catastrophe, j'empile les dossiers ouverts et les papiers éparpillés. La session suivante commencera par un tri laborieux pour retrouver un peu d'ordre. Cette seule perspective me fera repousser au maximum le moment de m'y remettre, accumulant une nouvelle pile de papiers à traiter en urgence. Ma seule motivation pour m'y atteler, outre la nécessité, sera la promesse d'une journée entiÚre à la maison, sans client, sans cravate et sans chaussettes, en jean uséet chemise froissée, pas rasé et pas chaussé.

J'en Ă©tais lĂ  de mon chantier, Ă  remplir les imprimĂ©s, dater, signer, reporter pour la deuxiĂšme ou troisiĂšme fois la perspective d'un nouveau cafĂ© Ă  la fin du formulaire en cours lorsque le tĂ©lĂ©phone a sonnĂ© quelque part sous les papiers. C'est alors qu'elle m'est revenue. J'ai mĂȘme cru que la sonnerie l'empĂȘchait d'apparaĂźtre tout Ă  fait, mais elle l'a plus certainement rappelĂ©e. Qui sait, s'il n'y avait pas eu cet appel, peut-ĂȘtre serait-elle restĂ©e enfouie dans les limbes de ma mĂ©moire fantĂŽme ? Jusqu'Ă  quand ? Mais pourquoi, avant mĂȘme que j'aie dĂ©crochĂ©, la sonnerie l'a-t-elle rappelĂ©e ?

Le tĂ©lĂ©phone enseveli sous la paperasse n'arrĂȘtait pas de sonner sans que je parvienne Ă  mettre la main dessus. Et elle Ă©tait lĂ . Funeste silhouette d'un rĂȘve sombre. Je ne me souvenais pas l'avoir rĂȘvĂ©e, je la retrouvais dĂ©jĂ  familiĂšre. Elle aurait presque pu entrer dans la maison tant sa prĂ©sence Ă©tait prĂ©gnante. Je croyais sentir son odeur dessĂ©chĂ©e.

Je me souviens rarement de mes rĂȘves, mĂȘme lorsqu'ils me rĂ©veillent. Ils sont prĂ©sents sur le moment, me plongent dans un Ă©tat de conscience intermĂ©diaire, puis je finis par me rendormir tout Ă  fait et ce nouveau sommeil lave les empreintes laissĂ©es par le rĂȘve au premier rĂ©veil. Je suis aussi amnĂ©sique au matin qu'au lendemain d'une anesthĂ©sie. Il arrive cependant qu'un Ă©vĂšnement insignifiant, une association d'idĂ©es, une pensĂ©e en fuite, fasse ressurgir un pan du rĂȘve enseveli. J'essaie alors de le retenir, de l'extraire de ma mĂ©moire obscure pour en retrouver la trame. Bien souvent, je n'exhume qu'une portion tronquĂ©e de ce qui m'a plongĂ© quelques heures plus tĂŽt dans un Ă©tat second. Si j'essaie de le raconter, c'est pire, les mots trahissent les images. Mais cette fois, le fragment ressuscitĂ© a commencĂ© Ă  teinter ma journĂ©e de son Ă©clat particulier.

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