À Angélique Lesade
Il était environ 19 h. Je m’en souviens parce que le repas mijotait dans la cuisine et qu’on se souvient souvent de détails qui se révèlent insignifiants par la suite lors d’un drame. C’est comme si dans le chaos, nous essayions de nous raccrocher à quelque chose de réaliste. Il faisait chaud, même si ce n’était rien comparé aux jours de canicule qui allaient suivre. Le soleil s’éternisait, laissant des traînées roses, orangées, en ce 29 juillet 2003. La porte vitrée était grande ouverte, faisant profiter tout le voisinage des odeurs de la cuisine de ma mère. J’adorais les plats que préparait maman. Cependant, ce jour-là, je n’avais pas faim. Personne n’avait faim à la maison, mais tout un chacun faisait bonne figure devant les autres. Il fallait ingurgiter un minimum de nourriture pour que maman ne se sente pas inutile. Papa lui avait dit qu’il pouvait prendre le relais que ce soit à la maison ou à l’hôpital, mais elle tenait à garder le contrôle, c’est du moins ce dont elle se persuadait. Elle avait pris des congés pour pouvoir être auprès de ma sœur le plus souvent possible, qui d’ici peu se transformeraient en arrêt-maladie puis en invalidité. Mon père l’accompagnait après le boulot. Ils étaient à l’époque auxiliaire de vie pour ma mère et mon père travaillait en tant que conseiller pour une compagnie de gaz. Pour ma part, j’étais confinée entre le collège et la maison. Ils ne voulaient pas que j’aille lui rendre visite, tant que son état ne se serait pas amélioré. Seulement, il ne s’améliora jamais.
J’étais assise sur le bord de la terrasse, fixant mes baskets, pensant à tout et à rien mais surtout à l’inévitable. Je ne voulais pas que ma sœur me laisse seule entre nos deux parents. Je craignais l’ambiance régnant à la maison. Le cours de notre vie avait basculé et c’est bientôt notre famille qui sombrerait. Je le savais, parce que j’avais vu des papiers stipulant à mes parents d’envisager l’accompagnement en fin de vie pour ma sœur. Ils étaient dans la cuisine, mais seul le bruit des ustensiles me parvenait. Des larmes coulaient le long de mes joues, en silence.
Les minutes s’égrenaient et tout à coup, déchirant le silence, un cri de douleur surgit de la cuisine. Je n’avais même pas entendu le téléphone sonner, ni même l’un de mes parents répondre, rien que ce cri venu tout droit des enfers. Le diable en personne revenait nous faucher, il venait terminer son travail. Nous étions une banale famille catholique pratiquante, jusqu’à ce drame, qui mit entre Dieu et nous une indicible colère. Ma mère ne remit quasiment plus jamais les pieds dans une église, seulement lors de certaines occasions comme pour un mariage ou un enterrement. Mon père la suivit parce qu’il l’aimait plus que tout au monde et moi, je ne comprenais pas vraiment en quoi cela serait utile de croire en un Dieu qui nous faisait souffrir et en lequel je ne croyais déjà pas auparavant.