Neuilly-sur-Seine, 28 août 1982, kiosque du métro, Sablons
Ce matin-là, dans les rues de Neuilly, un air de vacances flottait autour du kiosque situé en haut des marches du métro Sablons. Le soleil était déjà bien présent. Cette journée allait être chaude et marquait le début d’une aventure exceptionnelle.
Madeleine acheta le Figaro comme souvent et fit faire la promenade habituelle à son vieux chien. Dans la journée, en parcourant les petites annonces du journal, elle remarqua l’annonce d’une société américaine qui recherchait un agent indépendant afin de promotionner la vente de produits spéciaux pour l’industrie. Il faut dire que ma mère était une inconditionnelle de l’Amérique et que tout ce qui avait un rapport avec New York et l’art de vivre à l’américaine était pour elle béni des dieux. Elle mit soigneusement de côté cette petite annonce en attendant mon passage. Elle savait que j’avais envie de bouger et que j’avais quitté mi-mai ma position de commercial dans une boîte d’audiovisuel qui alimentait de nombreuses sociétés en mettant en cassettes des copies de films commerciaux. Des sex-shops de la rue Saint-Denis aux chaînes de bricolage, c’est fou le nombre de copies de films commerciaux qu’il fallait dupliquer à cette époque.
Le commercial qui travaillait à mes côtés était un ombrageux. Depuis 35 ans, il rangeait ses fiches de clients par ordre alphabétique. Sur un meuble, au moins dix-mille petites fiches cartonnées poussiéreuses, écrites à la main, illisibles. Les patrons de la boutique étaient deux frangins proches de la retraite qui ne foutaient rien de la journée à part parler de Saint-Tropez ou de leur villa dans le Midi.
Vers 16 h 00, je passai donc chez ma mère qui, à peine j’avais mis un pied dans son appartement, me dit qu’elle avait trouvé une petite annonce qui serait susceptible de me convenir.
Depuis ma plus tendre enfance, j’étais bercé par l’Amérique de ma mère. Cette femme célibataire avait eu vingt ans en 1943, et la mort de sa mère cette même année marqua la fin de ses études. Sa génération fut cruellement impactée par cette épouvantable guerre. Toute jeune fille de 20 ans, elle traversa seule cette horrible guerre jusqu’à se retrouver en Allemagne dans des aventures qui mériteraient à elles seules un livre entier. À son rapatriement d’Allemagne en 1946, elle trouva, grâce à une amie, une position comme assistante de gestion chez un célèbre salon de coiffure parisien. Madeleine maîtrisait parfaitement l’anglais, l’allemand et le français. En 1949, la direction de la maison mère, non loin de l’Élysée, lui proposa une position de gérante des salons de coiffure sur le paquebot Île-de-France, ainsi que la charge des ravitaillements en produits de soins et de beauté ainsi que les formalités de duty-free avec les douanes américaines. Nul besoin de dire son bonheur de courir de Paris à New York pour ravitailler ce majestueux transatlantique chez Macy’s, Dior, Guerlain, Chanel, et j’en passe. Elle fit presque quatre cents traversées Le Havre-Southampton-New-York, gardant ensuite, sa vie durant, une peur incontrôlable des vagues, même en se baignant dans une piscine.
À cette époque, les gens voyageaient en paquebots et ces géants des mers étaient de luxueuses villes flottantes. Je naquis lors d’une escale en novembre 1951, à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, puis elle reprit le bateau, me laissant dans une crèche non loin du parc Monceau. Dommage que je ne sois pas né une semaine plus tôt, je serais né à New York.
Après la naissance de ma sœur en 1953, elle trouva un autre emploi de secrétaire de direction dans un tout nouveau garage de sept étages à Paris, vers le haut du boulevard Magenta.
En 1961, ma passion était de l’accompagner au travail pour suivre les activités des pompistes, des laveurs, des mécaniciens, des tôliers, des peintres. Mais ce qui me plaisait le plus était d’aller chercher, avec les chauffeurs Ali et Mouloud, les grosses voitures américaines dans les étages du garage. Ces deux experts descendaient les rampes de ce garage à une vitesse incroyable, dans un bruit de crissements de pneus sans fin. Les voitures américaines étaient belles, rutilantes, bourrées de technologies, avec boîtes automatiques, air conditionné, capotes automatiques… et des chromes partout. Quel bonheur de faire le plein de ces monstres, de s’enivrer des vapeurs d’essence et d’entendre le magnifique bruit des moteurs V12 ! Dehors, les voitures françaises étaient ridicules, du genre 2CV, DS, Ami 6, Dauphine, Simca Aronde et Peugeot 203.
En me rendant chez ma mère pour le dîner, ce soir-là, je ne pouvais pas imaginer que cette annonce allait changer le cours de ma vie. Je décidai alors d’envoyer dès le lendemain mon CV avec ma plus belle photo, enfin… presque !
Neuilly-sur-Seine, 16 septembre 1982, chez Madeleine
Deux semaines plus tard, je reçus un courrier me signifiant que ma candidature était retenue et me demandant de bien vouloir prendre un rendez-vous par téléphone pour un entretien. Le jour même, je décrochai donc le téléphone. L’interlocutrice qui répondit se présenta comme Patty, directrice du bureau de Paris. Elle parlait un peu français avec un fort accent américain de Californie et elle me proposa de passer au bureau début octobre, soit le samedi 2 octobre à 15 h 00, soit le dimanche 3 au matin à 10 h. Je pris donc la seconde option pour le dimanche 3 octobre à 10 h 00, dans les bureaux situés non loin du Trocadéro. Depuis quelques semaines que je recherchais un emploi, j’avais reçu des dizaines de lettres qui me remerciaient gentiment d’avoir envoyé mon beau CV. J’étais donc remonté à bloc pour ces entretiens avec les employeurs, ce que je détestais par-dessus tout.
Le papier à en-tête de la lettre était de très bonne qualité, avec le nom de la société en lettres d’or en relief. L’adresse du siège social était en Pennsylvanie.
Neuilly-sur-Seine, 16 septembre 1982, au restaurant, place des Victoires à Paris
Je relisais encore et encore l’annonce pleine de mystères dans laquelle les Américains écrivaient « gains illimités - territoire exclusif ». À cette époque où internet n’existait pas, pas d’information, pas de vision du monde, et seul le cerveau devait imaginer ce qui se cachait derrière cette annonce mystérieuse.
Le soir même, je retournai travailler chez mon cousin Alain qui tenait le Roi Gourmet, le restaurant à la mode de la place des Victoires à Paris, cantine de Kenzo et d’Alain Bernardin, patron du Crazy Horse.
Dans les périodes avec beaucoup de touristes, comme durant les mois de mai à octobre, le restaurant était plein à craquer, midi et soir, sans parler de la terrasse. Je préparais les meilleures salades de langoustes de Paris et quelques desserts dont les îles flottantes. Normalement, je travaillais le soir car les pourboires étaient toujours plus généreux.
Ce soir-là, nous avions ouvert une bouteille de champagne pour fêter cette lettre.
Paris, 3 octobre 1982, dans les bureaux de Universe Tooling Inc.
Devant l’entrée de ce bel immeuble classique du 16e arrondissement, une magnifique Cadillac Eldorado blanche, immatriculée à New York, était garée juste devant la porte. À cette seconde, j’avais comme une impression que cet entretien arrivait sous les meilleurs auspices. Il y avait deux autres candidats dans la salle d’attente. Ils avaient des tronches de bons thons, les classiques franchouillards, petite mallette d’écolier, cravate horrible, costume trop grand, genre Castex. L’un et l’autre ressortirent sans laisser transparaître quoi que ce soit.
C’était donc mon tour.
L’Américaine Patty m’invita à la suivre dans les bureaux ou deux Américains buvaient du Coca-Cola en fumant des cigares. Ils parlaient fort et rigolaient à gorge déployée. Celui que nous appellerons Helmut était le fondateur et le patron. C’était un Américain blond, dans un beau costume beige, bottes de cow-boy en peau d’autruche, cigare aux lèvres, allure germanique, tête de Bavarois et pour cause, il était né en Allemagne. À l’âge adulte, il était parti faire fortune aux USA. Immédiatement je vis qu’il se dégageait de lui une force impressionnante.
L’autre personnage se nommait Greg, très grand, très maigre, allure californienne. Il était calme, écoutait tout religieusement. Je saluai ces trois personnes et mes premiers mots furent pour dire que j’adorais la magnifique Cadillac qui était garée en bas.
Helmut me sourit et me dit dans un français impeccable :
— Georges, je pense que vous allez pouvoir vous en offrir une encore plus grande et plus chère.
Les Américains cherchaient des guerriers avec des rêves, et j’en étais un. Peut-être étais-je naïf, crédule, sans plan de carrière ? Je ne savais rien de l’industrie et les Américains le savaient. Ils comptaient justement sur ma candeur pour me formater. J’étais prêt à accepter n’importe quel travail avec des Américains. Le New-Yorkais et le Californien recherchaient des profils où les nouveaux agents commerciaux indépendants n’iraient pas à la messe le dimanche ou faire le jardin le samedi. En plus, j’ai appris par la suite que toutes les personnes ayant vendu des voitures étaient automatiquement exclues des castings. Il n’y avait pas pire agent commercial indépendant qu’un vendeur de véhicules, car ils attendent que les clients viennent à eux, alors que le poste proposé était tout le contraire : il fallait trouver des clients, forcer les portes, et convaincre. Un tout autre monde !
Je n’imaginais absolument pas, alors, que j’allais quitter définitivement ma condition d’employé pour entrer dans le monde des indépendants. Aucun retour en arrière ne serait plus envisageable.
Durant une demi-heure, Helmut parla en français et en anglais US, en faisant des gestes amples à l’italienne et en m’expliquant que les machines étaient comme ceci et comme cela, que les outils faisaient mieux que toute la concurrence, et qu’ils faisaient tout trembler dans les usines. Bref, vous l’avez compris, je n’y comprenais rien, mais il semblait tellement convaincu que ses outils étaient les meilleurs au monde que j’étais sûr d’avoir trouvé un bon cheval. Je ne posais aucune question, car s’il y avait une Cadillac en bas dans la rue et que cette voiture avait fait le voyage depuis New York juste pour son déplacement en Europe, c’était pour moi le signe du succès.
Mercredi 6 octobre 1982, Neuilly-sur-Seine
En prenant mon courrier, quelle ne fut pas ma joie de trouver une lettre me disant que j’étais sélectionné pour une période d’essai ! J’allais travailler pour une boîte américaine.
Levallois-Perret, 11 octobre 1982, dans un garage Renault
Il me fallait d’urgence une autre voiture plus économique que ma vieille Oldsmobile Cutlass Suprême 1974 avec son 350 Rocket V8 130kW qui engloutissait 12 litres aux 100 et faisait toujours son petit effet dans les rues de Paris. Si vous vouliez la démarrer sans attacher les ceintures, tout le monde devait lever ses fesses des sièges, engendrant de bonnes crises de rigolade. Dans la centrale des particuliers, je vis une Renault 5 d’occasion qui n’était pas jeune, mais comme je détestais toutes les voitures qui n’étaient pas américaines, celle-ci ou une autre c’était du pareil au même pour moi.
Ce véhicule était un peu inquiétant extérieurement, le garagiste encore pire, mais le moteur consommait raisonnablement et les pneus étaient quasiment neufs. J’allais donc pouvoir parcourir les routes de France et de Navarre à peu de frais.
Ma merveilleuse amie Marie, qui habitait avec son mari et ses enfants dans le 16e, allait être surprise par ma nouvelle voiture, mais je n’avais pas le choix.
Paris, fin octobre 1982, au siège parisien d’Universe Tooling Inc.
Greg, vice-président d’Universe Tooling Inc., était chargé de faire le training des nouveaux collaborateurs. Greg était un pur Californien. Paris, c’était très loin de sa Californie, et pour lui tout semblait archaïque en France, sauf les restaurants. Oui, mais voilà, il n’avait pas encore vu mon véhicule !
Greg m’expliqua qu’il fallait franchir une étape supplémentaire pour pouvoir signer le contrat. Un petit challenge qui paraissait facile pour des gens crédules comme moi, mais sacrément complexe pour les initiés. Greg me dit qu’il allait partir aux USA, puis revenir dans quinze jours. La règle du jeu pour signer le contrat était simple : prendre deux rendez-vous par jour dans des usines pour faire à chaque fois une démonstration avec l’outillage, et cela deux jours consécutifs, soit quatre rendez-vous en deux jours. La même chose était à refaire la semaine suivante, soit encore quatre rendez-vous en deux jours.
Je n’avais à ma disposition qu’une petite brochure commerciale américaine de dix pages, avec des photos d’applications de centrales électriques et une petite machine modèle 30 dont je n’avais absolument aucune idée de comment elle pouvait bien fonctionner. Mon premier réflexe fut de la démonter partiellement, puis de la remonter dans la cuisine en utilisant les couverts de ma mère (amusant !).