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Le destin de Thorolf - L'île boréale

Le destin de Thorolf - L'île boréale

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Chapitres

Les événements de la fin du IXe siècle au Danemark ont conduit Thorolf Sveinson, à la tête du clan de Snorri, en Islande. Implantés depuis vingt-cinq ans sur l’île, les premiers colons les accueillent. Néanmoins, l’installation définitive de la communauté sera émaillée de nombreuses péripéties reflétant les mœurs de l’époque. Elles marqueront à jamais le destin de son chef. Le clan de Snorri apportera ensuite sa pierre à l’édifice de la future nation islandaise. L’influence des dieux et des êtres des mondes invisibles pèse sur la destinée de celles et ceux qui participent à sa construction. Encadrés par des figures et des références historiques, ces personnages romanesques nous font découvrir une partie du Landnamsöld, la colonisation de l’Islande par les Scandinaves. Les chemins des uns et des autres s’entremêlent comme dans le premier opus du destin de Thorolf. Des gestes du quotidien aux actes héroïques, tous les aspects de la vie de cette époque sont abordés au cours des pages du présent roman. À PROPOS DE L'AUTEUR Né en Lorraine, Joël Torzuoli vit aujourd'hui près de Lunéville, la ville du Château des Lumières. Partageant sa passion du haut moyen-âge européen, il anime un petit groupe d'évocation viking féru de manifestations historiques et amateur de repas médiévaux organisés chaque trimestre depuis plus de cinq ans. L'île boréale est son deuxième roman. On y retrouve les personnages principaux du premier, Le destin de Thorolf, entraînant le lecteur dans une nouvelle série d'aventures.

Chapitre 1 Adieu Hedeby

Alors que la menace suédoise se précisait en ce début de siècle, la reine Reinhild d’Hedeby réunit le conseil de la cité. Elle y invita le jarl du comté voisin, Knut le Jeune, et les chefs de clan les plus influents. J’y fus convié à ce titre. Nos relations amicales, bien que connues de tous, passèrent au second plan, en la circonstance.

Björn III le Vieux, peu enclin aux guerres fratricides, devança les ambitions d’Olof 1er. Ce dernier régnait encore de façon indépendante sur une petite partie de la Suède et ne faisait pas mystère de ses vues sur le grand port danois. Il ne manquait ni de partisans ni d’alliés et pouvait compter rapidement sur une armée impressionnante. De son côté, l’aîné estimait que le sang scandinave ne devait plus couler. L’expérience lui fournissait de nouvelles armes. Le vieux roi envoya alors une délégation pacifique au Danemark à la rencontre des multiples roitelets et jarls qui se partageaient le pays.

Les émissaires suédois terminèrent leur périple par le sud de la péninsule. Knut puis Reinhild les reçurent. Les propositions de Björn s’avéraient simples et directes. Les gouvernants qui lui prêteraient allégeance seraient maintenus en place et ne subiraient, dès lors, aucune incursion suédoise. Le nouveau souverain n’exigerait que des taxes et un service militaire de chaque homme libre. Les dirigeants qui n’accepteraient pas se verraient probablement confrontés à des révoltes internes ou des guerres menées par leurs voisins, désormais alliés. En cas de refus global des différents chefs danois, le vieux roi retirerait ses offres et ne s’opposerait plus, alors, à son rival Olof. À la tête d’une puissante force composée de jarls ambitieux, de Vikings, de mercenaires et d’esclaves affranchis sans foi ni loi, le jeune arriviste se comportait comme Harald Belle Chevelure en Norvège. Celui-ci plaçait ses propres vassaux aux commandes des comtés. Il réquisitionnait partout armes, bateaux, nourriture ainsi que deux hommes sur dix pour servir dans ses troupes. Les responsables de clan qui résistaient étaient décapités, leurs femmes et tous leurs biens devenaient possession du tyran.

Incapables de se fédérer et d’organiser une réplique digne de ce nom, les Danois se trouvaient pris à la gorge. La ruse de Björn pour annexer le pays paraissait, sans conteste, la plus raisonnable des solutions. Certes, sans honneur pour les Vikings du Jutland, mais la plus sûre pour la population. C’était aussi celle qui laissait un petit espoir de retourner un jour la situation.

Ainsi, la majorité des rois et des jarls avait-elle accepté, sans même négocier, les conditions de féodalité proposées par le souverain suédois. On connaissait, par ailleurs, ce dernier pour ses grandes valeurs humaines et le respect qu’il exprimait pour ses sujets. Cela minimiserait quelque peu l’impact de la capitulation des dirigeants sur leurs peuples.

Reinhild nous avait pourtant réservé une surprise de taille. Celle de la reddition de la ville et du comté de Knut n’en était déjà plus une quand nous fûmes tous installés dans la halle royale.

Sortie pour un temps de sa retraite religieuse, Gisela de Lotharingie se tenait toujours informée de la situation d’Hedeby et de celle de sa fille. Elle était intervenue auprès de l’évêque de Brême, Adalgar, afin d’envisager une solution de repli pour la jeune souveraine, au cas où les choses tourneraient mal dans sa cité. Trop heureux de pouvoir manigancer quelque affaire politique dans le plus strict secret, l’ecclésiastique mit tous ses espions sur le coup, aux quatre coins de la Saxe. Et cela paya, au grand soulagement de Gisela qui avait déjà repris ses méditations dans son couvent toulois, en Lotharingie.

Rapidement, un des hommes du chef religieux était entré en contact avec Théodoric de Ringelheim. Le Comte saxon, qui venait de répudier son épouse infertile, se trouvait, à plus de trente ans, à la recherche d’une nouvelle union qui lui donnerait une descendance. Adalgar connaissait bien sa famille, à la généalogie impressionnante, ainsi que Théodoric lui-même, fervent chrétien et personnage cultivé. On le disait beau garçon, grand et de corpulence fine. Plutôt réservé, il n’avait jamais abusé de son charme naturel et son entourage craignait qu’il se montre incapable de découvrir lui-même sa future femme. Fort de ses renseignements, l’évêque pensa que Reinhild d’Hedeby serait la candidate idéale. L’existence de son fils prouvait sa fertilité et l’on ne pouvait douter de sa fortune. Il ne lui manquait que le baptême qu’Adalgar aurait plaisir à concrétiser en personne. De surcroît, cette union entre un noble saxon et une reine danoise, d’origine franque, conforterait la paix entre leurs deux pays.

Convoqué à l’évêché, le gentilhomme s’en remit totalement à l’atypique maître des lieux. Pour l’inconditionnel croyant, le Seigneur s’exprimait dans cette entremise. Tout était réglé du côté saxon, il ne manquait plus que l’accord de l’hypothétique prétendante.

Intrigant de la plus haute espèce, Adalgar soudoya des mercenaires suédois et les envoya à Hedeby. Leur mission consistait à convaincre Reinhild que Björn le Vieux ne respecterait pas sa parole. Selon eux, les activités du port, bien trop lucratives, ne pouvaient pas être laissées en gestion libre, aux mains d’un conseil, dirigé, qui plus est, par une femme. Quant à l’éventualité de la prise de la cité par Olof, elle impliquerait, de toute évidence, la mort de sa souveraine. Particulièrement talentueux, les agents de l’évêque réussirent à semer le doute dans son esprit. Ils repartirent aussi discrètement qu’ils étaient arrivés, l’abandonnant en plein désarroi. Leurs arguments s’avéraient solides et ils prétendirent agir dans son intérêt. Ils auraient été eux-mêmes, assuraient-ils, spoliés par le jeune tyran avant que son aîné les trahisse à son tour. Le tribut d’Adalgar remplit, sans conteste, bien leurs bourses pour qu’ils se montrent si persuasifs !

Reinhild reçut la missive du comte Théodoric de Ringelheim dans cette période d’inquiétude. L’avait-il écrite de sa propre main, dictée à un clerc ou juste apposé son sceau ? Il semblait toutefois évident qu’un auteur habile la rédigea. Tout y figurait, la diplomatie, la politique, un soupçon de poésie ainsi que ce qui aurait pu être interprété comme une déclaration d’amour. La référence à la beauté de Reinhild et à son caractère affable, connus bien au-delà de la Scandinavie, montrait l’intérêt que Théodoric portait déjà à la personne même de la reine. Il n’y vantait pas ses propres charmes, mais ceux de son comté et de sa prospérité. Il y mentionnait son imposante généalogie qui comportait plusieurs ducs de Saxe, ainsi que Widukind le Grand, celui qui fut le principal opposant de l’empereur Charlemagne et un temps, allié des Danois. Cela faisait pour lui, la Saxe et l’évêque Adalgar autant d’atouts qui lui permettaient de demander la main d’une reine riche, mais sans réel pouvoir et à l’avenir plus que compromis. Le comte saxon lui offrait, de toute évidence, une porte de sortie que la souveraine danoise aurait bien du mal à refuser.

Quelques semaines auparavant, elle avait rencontré Knut le Jeune dans le plus grand secret pour réfléchir, de concert, à la menace suédoise. Ils avaient convenu que le maintien de l’indépendance d’Hedeby desservirait la cité. Reinhild devait alors persuader le conseil qu’un rapprochement avec le comté devenait urgent. Un éventuel mariage avec le jarl apparut d’emblée inconcevable tant son couple ne souffrait d’aucun trouble. La reine devait donc imaginer une autre solution. Elle refusait, par ailleurs, toute idée d’exil outre-mer.

La proposition de Théodoric s’imposa comme un signe de la providence. Le dieu d’Adalgar lui montrait le chemin. Elle voulut y trouver le premier acte de sa future existence au sein de l’Église chrétienne. Avait-elle eu alors la vision que, de son union avec le noble saxon, naîtrait Sainte Mathilde qui donnerait la vie à Otton Ier, fondateur du Saint Empire germanique ? S’était-elle vue devenir, avec son époux, les arrière-grands-parents d’Hugues Capet, qui sera le premier roi des francs de la dynastie capétienne ? Nul ne sut tout cela ! Les voies du ciel demeuraient bien impénétrables.

Plus prosaïquement, Reinhild comprit vite qu’une telle opportunité ne se présenterait pas une seconde fois. Elle rencontra donc à nouveau Knut avant d’annoncer sa décision à toutes et à tous. Outre son titre plus ou moins honorifique de reine, sa fortune restait la plus importante de la ville. Terres, forêts, fermes, maisons, bateaux et esclaves constituaient un patrimoine difficilement chiffrable.

La souveraine proposa un arrangement au jarl. Elle lui vendait la moitié de ses possessions, la seconde revenant à son fils Grim Olavson, alors âgé de dix-sept ans. Knut deviendrait son tuteur, comme elle-même le fut pour Vighild. L’argent ainsi obtenu lui assurerait son indépendance en Saxe. Elle prévoyait, par ailleurs, fidèle à sa bonté légendaire, d’offrir à ses amis une grande partie de ce qu’elle ne pourrait emporter ou qui ne présenterait plus d’utilité pour elle à l’avenir.

C’est ainsi que la plupart des habitants d’Hedeby, de simples hommes libres aux plus influents notables, apprirent, de la bouche de leur reine, l’orientation qu’elle voulait donner à son destin face aux mutations politiques annoncées. Le conseil n’avait eu d’autre choix que de valider ses décisions et celles de leur futur jarl. La vie de la cité, dont certains aspects étaient liés à celle de la souveraine, allait aussi évoluer. Les activités courantes ne changeraient guère, mais les taxes dues aux nouveaux maîtres suédois risquaient d’accentuer considérablement les différences sociales. Bon nombre de femmes et d’hommes libres, jusque-là indépendants, deviendraient de plus en plus assujettis aux plus riches. Knut placerait un puissant et fidèle notable de sa cour pour contrôler le conseil. Ce dernier vivrait dans la maison royale en son absence. À sa majorité, Grim occuperait ce poste. Pour le reste, les traditions demeureraient, pour longtemps encore, solidement ancrées, tant pour les fêtes qui rythmaient le cours des années, que pour toutes les cérémonies de la vie des Danois. Des coutumes que partageaient, au demeurant, tous les peuples scandinaves.

Bien entendu, en toute discrétion, la reine informait Thorolf Sveinson et son épouse Vighild Helgisdottir de l’avancée de son projet. Comment aurait-elle pu nous en tenir éloignés ? Vighild et moi étions devenus, au fil des ans, plus que des amis pour Reinhild. Nous étions sa famille ! Depuis plusieurs semaines, nous nous voyions pour parler de nos avenirs respectifs. Le déchirement qui s’annonçait créerait, dans le cœur des uns et des autres, des blessures irréversibles, mais, hélas, nécessaires pour la survie de tous. Fidèle à l’enseignement de ses parents, Gorm et Gisela, Reinhild, guidée par les dieux, ne laissait rien au hasard et pensait toujours au moindre détail. Elle régla ses propres affaires, après avoir envisagé tous les scénarios possibles, sur le plan personnel, comme pour la cité. Elle avait tout prévu également, pour le bien de son ancienne protégée qui était maintenant la mienne. Notre devenir lui importait plus que tout.

D’autres préparatifs battaient leur plein, sans attirer l’attention de ceux qu’ils ne concernaient pas. Le clan de Snorri quittait lui aussi Hedeby. Hrolff, fils du célèbre marchand norvégien Ottar, et Egil, héritier de Gaspard le Rouge, le souverain norvégien exilé en Islande, nous persuadèrent que l’avenir du groupe se situait sur ces terres lointaines. Le nouveau pays des Vikings où l’élevage des chevaux se développerait avec succès, affirmèrent-ils. La volonté de Thor s’exprimait, le destin de Thorolf en dépendait !

La reine possédait la moitié des vaisseaux que l’on pouvait voir amarrés aux pontons du port. La communauté disposait déjà de deux knörrir et d’un langskip. Reihnild nous offrit un troisième bateau de marchandises, de fort tonnage, qui serait parfait pour transporter des animaux. Elle y joignit un snekkar qui permettrait, avec le premier navire guerrier, d’assurer la protection de la flotte. Pour faire bonne mesure, notre bienfaitrice ferait charger les bâtiments de tout ce qui s’avérerait nécessaire dès notre arrivée en Islande. Nourriture, vêtements, fourrures, lainages, petits meubles étaient prévus, en plus de ce que les membres du clan préparèrent. Elle y ajouterait une trentaine d’esclaves qui compléterait les équipages à bord, et nous aiderait à nous installer plus aisément.

Vuk assumait, depuis quelque temps, la vente des chevaux que nous ne voulions pas ou ne pouvions pas embarquer. Il les tria avec rigueur pour s’assurer que nous n’emporterions que les plus résistants. Les qualités de ces animaux facilitaient leur négoce. Le jarl Knut en réserva plusieurs dizaines, désireux de former un nombre supérieur de guerriers à cheval, s’il devait un jour faire face à des tentatives d’invasion. À l’approche du grand départ, ces affaires étaient réglées. Tova et leurs trois enfants avaient surveillé tout cela de près, de très près même, tant la petite famille vivait en véritable symbiose avec ses équidés. Le bonheur des anciens esclaves, à ce jour, égalait le mien.

De leur côté, Arnulf Thorleifson et Oda Haabjonsdottir préparaient des colonies d’abeilles, importées de la lointaine Finlande. Ils espéraient que leur résistance légendaire suffirait pour qu’elles s’acclimatent aux rudes conditions islandaises. D’après Hrolff, les premières tentatives d’apiculture avaient échoué. Le miel et ses dérivés, en particulier l’hydromel, faisaient partie des produits qui ne manquaient jamais dans les chargements qu’il convoyait vers l’île de glace. En cas d’échec, il leur resterait le négoce du vin, dont ils étaient devenus, au fil des ans, de grands spécialistes. Le divin breuvage pourrait transiter par l’Irlande, son prix en subirait certes les conséquences, mais les clients, issus souvent de hautes lignées scandinaves, semblaient prêts à délier leurs bourses pour ce genre de marchandise.

Haaken Arnvaldson et son épouse Solveig Gislisdottir avaient, à l’image de Vuk, sélectionné les meilleures bêtes de leurs troupeaux. Ils isolèrent des reproducteurs robustes, de solides brebis de pure race et les agneaux qui présentaient d’évidentes aptitudes de survie. La vente des têtes restantes ne posa pas de problèmes. Leurs esclaves, excellents ouvriers de la filière de la laine, voyageraient aussi, ainsi que les métiers à tisser dont Solveig n’aurait jamais voulu se séparer ! De l’élevage des moutons à la production des plus belles étoffes, la réputation du couple avait dépassé les frontières du pays. Ces activités ne les avaient pourtant pas empêchés d’apporter au clan huit enfants. Trois d’entre eux n’avaient pas résisté aux nombreuses maladies qui touchaient les petits, sans que les guérisseurs puissent s’y opposer. Les nornes détenaient le fil de leur vie qu’elles coupaient bien trop tôt, obéissant en cela à la destinée de chaque être humain. Grâce aux dieux, les cinq survivants débordaient de santé. Les tablettes de bois gravées par les déesses à leur naissance contenaient bien plus de runes que celles de leurs malheureux frères ainsi que celle de leur sœur.

Osulf le Brun, le charpentier, avait bénéficié, pendant plusieurs années, des conseils de mon fidèle ami Magni. Le vieil artisan nous avait quitté l’hiver précédent, un an après sa femme Olrun. L’âge et le désespoir eurent raison de ses dernières forces. Quant au jeune séducteur au passé sulfureux, il s’était bien calmé depuis son mariage avec la très sérieuse Brynhild. Trois enfants animaient déjà leur foyer. Très entreprenant, Osulf s’était imposé comme l’un des meilleurs dans son art. Cinq hommes libres travaillaient désormais pour lui, avec l’aide de quelques esclaves. Leurs bateaux étaient réputés, et seul le feu pouvait détruire les maisons qu’ils construisaient. Ainsi que tous les membres du clan, ils avaient passé les dernières semaines à organiser le grand départ. Ils vérifiaient les coques des navires, les gouvernails, les rames et tous les équipements nécessaires à la navigation afin qu’aucun incident ne puisse être à déplorer de ce côté-là.

Après la réussite de leur intégration dans la cité et la reconnaissance de leur science, Unnrdis, la cousine de Vighild, et Mördospark, son mari, se préparaient également à partir vers un monde différent et une nouvelle vie. La population avait bénéficié de leur pratique de la médecine arabe qu’ils n’hésitaient jamais à partager. Ainsi avaient-ils éduqué plusieurs jeunes disciples qui prendraient leur succession à Hedeby et dans tout le comté. Malgré cela, ils feraient sans doute partie des personnes les plus regrettées. La sœur aînée d’Unnrdis, Heidrun, vivait avec le couple et les aidait en élaborant les médications dont ils avaient besoin. Elle ne prodiguait elle-même aucun autre soin que ceux que toute femme scandinave maîtrisait dès l’adolescence. Elle resterait à leurs côtés aussi longtemps que les dieux le lui permettraient.

Haabjorn le forgeron, maintenant assisté de ses deux fils, Floki et Gunnar, finissait de mettre toutes ses affaires en ordre avant le grand jour. Avec son épouse Hilda, ils avaient recueilli deux jeunes gens venus d’une ferme éloignée. Les inconscients avaient fui leurs terres pour échapper aux foudres du père de la demoiselle qu’il avait promise à un autre. Leurs fils ne souhaitaient pas rester au Danemark. Fidèles à leur altruisme, les artisans laisseraient leur maison et la forge, du moins ce qu’ils ne pourraient pas emporter, aux amoureux en quête, eux aussi, d’une nouvelle vie.

Mon destin, une fois de plus, provoquerait un profond déchirement. Je ne pouvais pas m’y soustraire. Les autres dieux me faisaient-ils ainsi payer la protection de Thor ? Mon frère Bard, usé par l’âge et par son handicap, ne pouvait envisager de quitter le pays. À bout de force, il n’aurait sans doute pas vu les côtes islandaises. Liv, sa fidèle épouse, tenterait d’apaiser sa peine, comme toujours dans les moments difficiles. Son soutien, sa patience et son amour le sauvèrent après son grave accident de pêche. La réussite de son entreprise de verrier lui permit de se mettre à l’abri de besoins financiers. Je m’assurai, par ailleurs, auprès du jarl Knut, que tout se passerait bien jusqu’à la fin de ses jours. Pour autant, cette ultime séparation nous laissait un goût bien amer à tous deux. Dans un dernier sacrifice, il persuada son fils Rolf, qu’il avait formé à son art, de partir aussi, sûr que là-bas un maître-verrier de son talent ferait fortune. Sa jeune épouse Jorunn et leurs deux petits l’accompagneraient bien évidemment.

Sigvald le bourrelier, autre artisan remarquable du clan de Snorri, sa femme Eldrid, leurs quatre enfants et les trois couples qu’ils employaient embarqueraient également. Des manteaux de pluie, fort utiles aux marins, aux chaussures, en passant par les ceintures ou les bourses, ils maîtrisaient tout ce qui touchait au travail du cuir. Du tannage aux plus fines coutures, ils excellaient dans chaque étape de la filière.

Inglaud la godja, dont personne ne connaissait l’âge, à commencer par elle-même, ne serait pas du voyage. Elle s’adjoignait, depuis quelques années, l’aide d’une assistante qu’on appelait Norgunn l’Ardente. Ce surnom faisait référence à son impressionnante chevelure rousse autant qu’à son caractère souvent enflammé. Bérulf resterait notre godi. Une voie différente existait-elle, tant nos destins semblaient si solidement liés ? Qui, mieux que lui, pouvait résoudre les conflits que cette aventure ne manquerait pas d’engendrer ? Sa présence s’imposait autant que celle de Jorik Langue Pendue qui rêvait, depuis longtemps déjà, de voyager et de ne plus se contenter des récits des autres pour composer ses poèmes. L’Islande, la Terre des dieux serait, pour lui, créatrice d’une inspiration sans limites.

Ainsi, les membres du clan de Snorri avaient-ils choisi de suivre leur chef dans une forme d’exil volontaire, fuyant une soumission qui ne leur aurait pas convenue. L’aventure se dessinait au bout du chemin et excitait tout un chacun, y compris les moins téméraires. Deux individus manifestaient le surplus de courage qui manquait à d’autres. Trop le pensaient certains. Ce n’est pourtant pas moi qui pouvais les blâmer. Il s’agissait d’Haalfred et d’Haaldorà. Le caractère de viking de la jeune femme avait détint sur celui de son mari qui atteignait maintenant le même niveau. Thorgrim jouait plus souvent dans les robes d’Heidrun, au foyer des guérisseurs, que dans les braies de sa mère. Haaldorà s’assurait les services d’Unnrdis pour ne pas lui donner, pour l’instant, de frères ou de sœurs. Le couple s’était rapproché d’Egil, le fils de Gaspard le Rouge, lorsqu’il séjourna à Hedeby, à l’abri des persécutions d’Harald Belle Chevelure. Le jeune héritier du roi déchu avait un temps occupé le trône sous la coupe du récent homme fort de la Norvège, jusqu’à ce que celui-ci devienne trop menaçant. Cette nouvelle situation le contraignit alors, comme son père, à l’exil.

Ne souhaitant pas s’installer définitivement dans un autre pays, il avait choisi une vie aventureuse et sillonnait les mers. Avec ses comparses, ils alternaient les raids dans de riches régions de Francie ou d’Angleterre, commerçant ici ou là lorsque l’occasion se présentait. Quelques prisonniers assuraient toujours un gain substantiel sur différents marchés aux esclaves, et c’est bourse pleine qu’il retournait, avec son équipage de pirates, se reposer en Islande. J’avais connu cette vie-là avec Siegfried et je ressentais encore, à l’évocation de certains souvenirs, l’exaltation qui en découlait. C’est sans doute pourquoi, au grand dam de Vighild et de quelques autres membres du clan, je ne retins pas nos deux baroudeurs quand ils choisirent de s’embarquer avec le Norvégien. Ils voyageraient néanmoins avec nous, comme convenu avec Egil. Ils participeraient ainsi à la sécurité de notre expédition sur les océans.

Le début du mois de mai approchait. Nous avions décidé de partir à cette période pour éviter les tempêtes et arriver avant l’été, afin de pouvoir nous installer pendant la saison la moins froide. Hrolff et Egil nous guideraient jusqu’aux côtes sud-est de l’Islande. Gaspard, qui présentait envers nous une dette d’honneur, eu égard à la protection que nous avions offerte à son fils, nous y attendait. Il avait, à partir d’une simple ferme, bâti en quelques années une petite bourgade portuaire où il nous accueillerait le temps nécessaire à la création de notre propre village.

Avant le banquet qui symboliserait l’épilogue de notre passage à Hedeby, il restait à finaliser la cession des propriétés de Vighild. Avec l’assentiment de la reine et du jarl, elles furent vendues aux clans des contrées limitrophes. Knut proposa de prêter de l’argent à ceux qui en manquaient, dans un souci d’équité. Quatre communautés voyaient ainsi leur territoire s’agrandir et s’enrichir de domaines, terres agricoles et forêts, qui ne seraient pas de trop pour compenser les taxes que réclamerait bientôt le souverain suédois

Une fois ces affaires réglées, une courte période d’adieux débuta. Reinhild, Vighild et Tova passèrent un maximum de ce temps ensemble. Des liens indissociables unissaient ces trois femmes aux destins si différents. Nul autre qu’elles ne pouvait les comprendre. La princesse, l’orpheline et l’esclave avaient vécu tant d’années sous le même toit. Elles y bénéficiaient, chacune à son niveau, de la bienveillance du roi Gorm et de Gisela, son épouse. Elles partageaient tellement de souvenirs communs et probablement autant de pensées personnelles qui resteraient d’éternels secrets. Tout cela avait forgé trois caractères si puissants aujourd’hui. Cette force leur avait permis de résister à toutes les difficultés de la vie. C’est cela, aussi, qui allait leur faire accepter cette douloureuse séparation. Dans quelques semaines, Reinhild épouserait Théodoric. Elle abandonnerait son existence de reine pour un destin qu’elle ignorait encore, mais qui ne la décevrait pas. En serait-il de même pour ma femme et son amie ? Elles ne pouvaient pas l’imaginer. Ce qu’elles savaient, c’est qu’elles ne laisseraient pas, comme toujours, le divin décider seul de leur avenir.

Je consacrai l’essentiel du temps qui me restait ici à mon frère Bard et à Liv, dès que les navires furent prêts. De son côté, Rolf s’activait le plus possible à l’extérieur, pour leur éviter une rupture trop brutale. Il était déjà un peu parti. Conscients que les nornes ne tarderaient pas à couper le fil de leur existence, ils exprimaient la sérénité des êtres qui se sentent fiers des années passées sur Midgard. Ils n’aspiraient plus qu’au repos que leur offriraient les dieux quand leurs yeux se fermeraient. Ils savaient que de dignes funérailles leur étaient promises et que rien ne leur manquerait dans l’au-delà. Cela suffisait à leur bonheur. C’est, de toute évidence, à leur fils et à moi que la séparation coûterait le plus.

Les visites à celles et ceux qui étaient, à divers niveaux, intervenus dans nos vies ces dernières années conclurent ces adieux. Leurs destins et les nôtres chemineraient désormais sur d’autres routes et chacun l’acceptait, ainsi en allait-il depuis la nuit des temps, quels que soient les liens qui existaient entre les individus.

Plus que tous ceux que nous avions partagés, depuis plus de dix ans maintenant, le banquet de ce soir éblouit l’assistance et resterait gravé dans les mémoires à jamais. La halle royale n’aurait pu accueillir une personne de plus. Après les traditionnels mots de bienvenue de Reinhild, c’est Jorik Langue Pendue qui prit la parole dans un silence total. Aucun convive n’aurait voulu manquer la moindre syllabe du poème épique qu’il avait peaufiné pour la circonstance. Il fut consacré à l’histoire du clan de Snorri, de sa fondation, il y a plus d’un siècle, à ce jour. Il conta les actes qui jalonnèrent ce long périple, citant les différents chefs, aïeux de Vighild, qui permirent au groupe de compter parmi les plus puissants du comté.

Snorri, son héritier Magnu et son petit-fils Helgi se succédèrent jusqu’à la disparition prématurée de ce dernier, le père de l’ultime représentante de la lignée. Mineure, celle-ci fut placée sous la tutelle de Gorm. Le clan, dès lors, fut mis en sommeil. Ses biens, gérés par le roi puis par Reinhild, restaient, toutefois, la propriété de Vighild. Durant cette période, Thorolf Gunaldsson, le régisseur des terres seigneuriales, s’occupa de celles de la jeune fille. Il assurait le maintien de leur prospérité. Jorik Langue Pendue expliqua alors, avec lyrisme, comment mon mariage avec l’héritière leva sa tutelle et nous permit de relancer la vie et toutes les activités de la communauté de Snorri. Il détailla ensuite les dix années passées, s’appliquant à n’oublier aucun membre, du plus modeste au plus influent. Chacun eut droit à sa citation et à son anecdote afin que tous le reconnaissent. Une tournée générale de bière marqua la fin de l’allocution du scalde avant que n’interviennent à leurs tours Bérulf, Inglaud et sa disciple Norgunn l’Ardente.

En se relayant, les godar implorèrent la pitié de toutes les divinités, la clémence des êtres des mondes invisibles et la protection des ancêtres, souhaitant que les changements à venir n’engendrent pas de cataclysmes. Ils prièrent pour que la nouvelle vie de Reinhild la comble. Ils invoquèrent Njörd afin que ceux qui hisseraient demain les voiles arrivent à bon port et connaissent la prospérité au-delà de l’océan. Ils demandèrent enfin aux héros disparus de veiller sur les habitants d’Hedeby.

À l’issue de ces interminables litanies, ils procédèrent à la bénédiction des mets et des boissons qui seraient consommés durant la nuit. Cela aussi prit un certain temps au vu des quantités de victuailles qu’une foule de plus en plus excitée s’apprêtait à engloutir. Quand ils eurent conclu leur office, les godar retournèrent s’asseoir à la table d’honneur que présidaient Reinhild et Knut le Jeune. Ceux-ci se levèrent de concert et, portant haut leur corne de cérémonie, lancèrent le banquet, pour le plus grand plaisir des convives qui avaient patienté si calmement jusque-là. Cette libération s’exprima par un brouhaha qui rendait, pour l’heure, toute discussion impossible. Vighild et moi nous tenions auprès de la reine, alors que les notables de la cité, dont les membres du conseil, prirent place de part et d’autre. Dans la longueur de la salle, sur quatre rangs, des plateaux de bois posés sur des tréteaux formaient d’imposantes tablées. Assis sur de grands bancs, des hommes et des femmes se mêlaient dans une joyeuse ambiance que la bière et l’hydromel entretenaient. Je n’avais jamais participé à un banquet offert par Reinhild où il manqua le moindre mets, mais pour cette soirée si particulière, chaque détail fut préparé avec encore plus d’attention.

Avec la coopération de Rurik, le Varègue, la souveraine avait fait venir cuisiniers et produits alimentaires de Byzance. J’avais déjà eu l’occasion de goûter à ces plats très épicés à Rodemack, quand Siegfried dirigeait la ville, responsable de sa gestion et de sa sécurité. Mon ancien complice viking avait acheté un lot d’esclaves que sa nouvelle religion lui imposait d’affranchir, mais qu’il avait gardé à son service. Plusieurs d’entre eux connurent la cour de l’empereur byzantin et nous révélèrent cette façon, si différente, de préparer des aliments somme toute assez courants. Poivre, piment, clou de girofle ou encore gingembre relevaient le goût des viandes, poissons, crustacés ou légumes, que le miel, les feuilles de menthe ou l’ajout de fruits venaient adoucir. Beaucoup découvrirent à cette occasion un drôle de produit sec en forme de bourse rabougrie que les Orientaux appelaient figue. Ils la consommaient telle quelle ou introduite dans des plats cuisinés. De petits raisins blonds déshydratés agrémentaient aussi certaines préparations. Tous les convives se régalèrent de ces victuailles. Beaucoup ne reverraient jamais pareilles agapes.

Le temps des derniers saluts arriva. Les sonores, les discrets, les secrets, tous les modes d’expression avaient la même finalité. Des « au revoir » pleins de promesses aux « adieux» mélancoliques souvent accompagnés d’un « bon vent »qui prenaitlà tout son sens, chacun choisissait sa formule pour cacher parfois un profond désarroi. Les plus réservés se retirèrent afin de dissimuler leur tristesse. Que ce soient avec des parents, des amis, des partenaires ou bien encore des concurrents, tous ceux qui s’en allaient possédaient des liens à Hedeby. Les rompre n’était pas chose aisée. C’est pourquoi j’exigeai un départ immédiat aux premières lueurs du soleil, malgré la fatigue et les brumes, celles qui recouvraient la mer comme celles qui embrouillaient les esprits en ce lendemain de fête.

Les équipages d’Egil et de Hrolff se tenaient prêts depuis la veille. Marchandises, bétail, nourritures et boissons étaient déjà chargés et dès la fin de l’embarquement des femmes et des hommes, les amarres larguées, les navires quittèrent doucement les quais. La foule qui s’y était amassée nous regardait nous éloigner dans un silence abyssal qui contrastait dramatiquement avec l’ambiance tonitruante des retours de campagnes.

Le destin de Thorolf devenait celui de tout un clan.

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