Quand l'heure vint, deux gardes vinrent me chercher. Je traversai les couloirs comme on traverse un rêve étrange, tout était flou, détaché. Serah me suivait de près. Je sentais sa présence, chaude, rassurante.
Je montai les marches de pierre jusqu'à l'autel dressé pour l'occasion. Des torches brûlaient de part et d'autre, et au centre, Kaelthorn m'attendait, droit comme une statue, le visage impassible. Il portait l'uniforme des Alphas : noir et or, aux épaulettes brodées du sceau de sa meute. Son regard me frôla à peine. Aucune tendresse. Aucune reconnaissance. Juste cette distance glaçante, comme si je n'étais qu'un détail dans une mécanique bien huilée.
Je m'arrêtai à quelques pas de lui. Le chef de l'Assemblée, un vieux loup à la voix râpeuse, leva la main pour réclamer le silence.
- Nous sommes réunis, commença-t-il, pour sceller l'union entre la meute de Liréda et celle de Tharn. Par cette alliance, les deux sangs ne formeront plus qu'un, assurant la paix et la prospérité à tous.
Il tourna la tête vers Kaelthorn.
- Alpha Kaelthorn, es-tu prêt à prononcer ton vœu devant la meute et la Lune ?
Kaelthorn hocha la tête. Un murmure parcourut l'assemblée. C'était le moment. Mon cœur accéléra. Une partie de moi espérait encore. Peut-être... peut-être qu'il allait tout arrêter. Peut-être qu'il comprendrait ce qu'il faisait.
Il leva les yeux vers la foule. Puis, d'une voix claire, il prononça :
- Je suis venu annoncer que je ne prendrai pas Luna de Liréda comme épouse.
Le monde s'arrêta.
Un vide assourdissant engloutit la place.
- Quoi ? entendis-je Serah souffler derrière moi.
- À compter d'aujourd'hui, poursuivit Kaelthorn sans trembler, j'ai choisi une autre. Une femme plus adaptée à la position, plus consciente de ses responsabilités, plus loyale envers la voie des anciens.
Il tourna légèrement la tête. Et c'est alors que je la vis.
Une silhouette fine, vêtue d'une robe écarlate, avançait dans l'allée centrale. Ses cheveux noirs tombaient en cascade, ses yeux brillaient d'un éclat satisfait. Elle ne portait aucun bijou. Elle n'avait pas besoin de parure. Elle avait déjà tout pris.
- Voici Nyssia, de la meute d'Orm.
Je reculai d'un pas, incapable de parler. Le silence de la foule était devenu lourd, presque menaçant. Personne ne comprenait. Pas tout de suite.
Et moi, plantée là comme une idiote dans ma robe de mariée, je ne ressentais pas de tristesse. Pas encore. Seulement une forme étrange de vertige. Comme si j'avais été poussée du haut d'un pont et que j'étais encore en train de tomber.
Kaelthorn ne me regarda pas. Pas un mot. Pas une excuse. Rien.
Il m'avait effacée sous les yeux de tous, comme un trait qu'on gomme d'un vieux parchemin.
Je sentis mes mains se crisper sur le tissu de ma robe. Serah me saisit par le bras.
- Sors de là, murmura-t-elle. Ne reste pas.
Mais mes jambes refusaient de bouger.
Des murmures montaient dans la foule. Des protestations. Des interrogations. Des voix qui se demandaient ce qui venait de se passer.
Je levai les yeux vers Kaelthorn. Et cette fois, il me regarda. Juste une seconde. Et ce que je vis dans son regard ne ressemblait ni à la pitié, ni à la honte. C'était pire. C'était du vide.
Il n'y avait plus rien à sauver.
Je tournai le dos à la cérémonie et descendis les marches sans un mot.
Personne ne m'arrêta. Personne ne me suivit. Même pas lui.
Et au fond de moi, une certitude naissait, noire et solide : tout ce que j'avais accepté sans protester jusque-là, tout ce que j'avais cru endurer par devoir ou par loyauté...
C'était terminé.