L’accident
« Tu n’es qu’un accident ! » lui disait-on sans cesse.
Toute son enfance, Jenny fut le paria, le vilain petit canard qui sortait du lot, surtout chez son père. Elle était celle que l’on installait systématiquement en bout de table, ou sur la petite table de salon quand il n’y avait plus de place. Elle était de corvée de balayage et d’essuyage de vaisselle ; vérifiée par un adulte qui préférait la regarder faire, n’hésitant pas à lui râler dessus s’il restait une traînasse. Quand tout le monde était assis dans le canapé, elle n’avait droit que de se poser sur le tapis, parce qu’elle était la plus petite ; c’est ce que les gens lui répondaient et elle les croyait ; ils étaient des adultes donc ils avaient raison. Et puis, le tapis était tout doux. Parfois, elle s’endormait dessus en suçant son pouce, son doudou éléphant entre les bras. Elle ne comprenait pas pourquoi tous se moquaient d’elle, lui disant qu’elle se prenait pour un chien ; se mettant en boule pour s’endormir. Quand cela arrivait, Xavier, son frère demandait pour la monter au lit ou dans un fauteuil, mais son père refusait, disant que cela la réveillerait ; alors il prenait son gilet et lui posait sur elle, sur le sol. Elle lui faisait pitié mais il n’insistait jamais ; les adultes avaient raison. En plus, il ne voulait pas se mettre son père à dos ; tant pis pour elle, finalement.
À table, si elle ne finissait pas son assiette, elle n’avait pas le droit d’avoir un dessert alors que les autres avaient le droit de ne plus avoir faim. Ce n’était même pas la peine qu’elle demande quelque chose de spécial à manger ; chaque fois, la réponse était la même : « Tu manges ce que l’on te sert ! » Une fois, elle avait caché sa pomme qu’elle n’avait pas finie et ne voulait plus ; elle alla la jeter dans la poubelle mais sa marâtre de belle-mère la ressortit, la rinça sous l’eau et la lui fit manger ; lui faisant un speech sur le gaspillage et sur la prise de poids dû au comportement qu’elle avait ! Elle avait cinq ans et elle la bassinait avec son poids, lui narrant les bienfaits d’une alimentation saine, à heures fixes et en fuyant toutes les boissons gazeuses, les bonbons et les chocolats que lui donnait sa mère. Forcément, tout ce que sa mère faisait pour Jenny était systématiquement critiqué par sa belle-mère ainsi que par son père ; elle était son portrait craché, donc son père semblait ne pas la supporter. Enfin, c’est la seule raison qu’elle trouvait pour expliquer ses agissements.
Personne ne jouait avec elle aux jeux de société, lorsqu’ils en faisaient, ou alors toujours contre elle, jamais en équipe avec elle. Si elle commençait à gagner, ils changeaient de jeu ; elle ne devait jamais avoir l’honneur d’être en tête et de voir son ego grossir.
Chez sa mère, elle jouait toute seule à la poupée qu’elle habillait avec des vêtements récupérés dans des brocantes, ou qu’elle faisait elle-même en agrafant des bouts de tissus ensemble. Elle se faisait des cahiers de coloriage en découpant dans les programmes de télévision, toutes les images en noir et blanc qu’elle trouvait ; les collant ensuite dans des cahiers dont elle prenait le plus grand soin. Elle s’allongeait sur le sol de sa chambre, sur la moquette marron, rêche et abîmée par endroit ; et elle coloriait avec les feutres que ses frères ne voulaient plus ou les fins de crayons de couleur. Elle s’appliquait tout le temps, faisant attention à ne pas dépasser, et ceux qu’elle préférait, elle les découpait et les accrochait avec des punaises, au-dessus de son pseudo-bureau, fait de deux tréteaux et d’une planche de bois. Elle était très fière de son coin bureau ; au-dessus, elle avait accroché une étagère à trois étages que lui avait donnée son grand-père. Sur le premier, elle mettait ses plus beaux livres, ce qui se résumait à un livre de contes de fées et l’ancienne collection de livres de sa mère, récupérée chez sa grand-mère lorsqu’elle décéda. Au deuxième étage, des petites figurines faites en pâte à sel à l’école et dont sa mère se fichait, alors elle les gardait pour elle ; celles de ses frères étaient exposées dans le salon telles des trophées. Probablement que les siennes n’étaient pas assez belles, même si la maîtresse lui avait dit le contraire. Enfin, sur le dernier étage, des petits bonhommes et des fèves qu’elles trouvaient parfois par terre dans la rue ou que ses frères n’avaient plus besoin. C’étaient ses porte-bonheur et elle y tenait beaucoup ; elle avait réussi à reconstituer une espèce de petite famille, avec tous les petits personnages qu’elle avait et elle leur avait donnés des noms.