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Chapitres

Emile Dubois est un fonctionnaire du fisc, muselĂ© Ă  domicile par une Ă©pouse survoltĂ©e, psychologue de formation, et par leur chien Sigmund jusqu'au moment oĂč une sĂ©rie de signaux Ă©branleront sa conscience et rallumeront son sens des responsabilitĂ©s, son dĂ©sir de vivre... Lorsqu'il rencontre Suzanne sur son lieu de travail, puis HĂ©lĂšne dans le train, il quitte la route qu'il s'Ă©tait tracĂ©e... À PROPOS DE L'AUTEUR Luc Degrande met Ă  profit le temps qui lui est encore offert pour Ă©crire et restituer un peu Ă  la « sociĂ©tĂ© » ce qu'elle lui apporte. Ceci tout en approfondissant l'exploration des mystĂšres de la vie et des ĂȘtres qui la traversent... Il se consacre Ă  cette passion dans la foulĂ©e d'une carriĂšre professionnelle complĂšte dans l'enseignement.

Chapitre 1 No.1

Les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées... Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontiÚre que je n'ai fait que contourner...

Milan Kundera, L'insoutenable lĂ©gĂšretĂ© de l'ĂȘtre.

À VĂ©ronique,

pour la lumiĂšre qu'elle a fait surgir sur mon chemin,

et Ă  mes enfants, ces magnifiques compagnons de voyage... !

PremiĂšre partie

Dans la brume

Non, merci

- Tu peux passer dans mon bureau, Emile, siffla Éric, le chef de service

Avec regret, Emile décolla ses doigts du clavier de son ordinateur et se dirigea d'un pas résigné vers le bureau de son supérieur. Sur la gauche, un calendrier avec des paysages de l'Ouest américain. Sur la table de travail, des photos de sa famille, avec son épouse et leurs quatre enfants. Sur la droite, une petite farde, et à cÎté du téléphone, un bloc-notes à peine entamé. Et l'inévitable et grisonnant ordinateur portable. Le tout respirait la méticulosité !

- VoilĂ  Emile, je t'ai fait venir parce qu'il y a du nouveau ici. Étienne, absent depuis des semaines, vient de m'annoncer qu'il allait prendre sa prĂ©pension dans le courant du mois prochain. Autrement dit, il ne reviendra plus.

Emile opina. Il s'en doutait.

- Il va donc falloir le remplacer et former le remplaçant, et figure-toi que c'est à toi que j'ai pensé pour prendre en charge cette tùche délicate. Qu'en penses-tu ?

- À moi ?

- Oui, Ă  toi. CompĂ©tent et patient, tu connais parfaitement le job d'Étienne.

- Oh, Ă©coute Éric, je me sens trĂšs honorĂ© mais je ne sais pas si je suis vraiment qualifiĂ©.

- Mais si, mais si, qualifié, tu l'es mille fois !

AgacĂ©, Éric marqua une courte pause, puis ajouta :

- Donc, soit tu prĂ©pares le remplaçant, soit, si cela t'intĂ©resse, tu remplaces Étienne. Mais dans ce cas, il y a un examen Ă  prĂ©senter. Tu choisis ! La balle est dans ton camp.

Et voilà Emile pris au piÚge. Comme un peu tout le monde, il avait horreur des traquenards, et en bon petit employé, en simple exécutant, il avait toujours mis un point d'honneur à rester parfaitement à sa place : dans l'ombre. Il ne se sentait ni apte ni mûr pour un poste à responsabilités. Surtout, cela lui flanquait la trouille de devoir diriger une équipe, de crainte que cette nouvelle fonction ne révÚle ses failles et lacunes. En outre, occuper ce type de poste requérait une forme d'autorité qui, pensait-il, lui faisait totalement défaut.

- Tu as le temps de réfléchir, Emile, mais pas trop longtemps, bien sûr ! Le service n'attend pas.

- Oh, mais c'est tout réfléchi. Je préfÚre former le remplaçant.

- Tu es bien sûr ?

- Tout Ă  fait.

- Excuse-moi, mais je ne te comprends pas. Tu connais le boulot d'Étienne sur le bout des doigts, tu le remplaces efficacement à chaque fois qu'il s'absente, je t'offre le job sur un plateau et tu refuses. Tu redoutes l'examen ?

- Pas du tout.

- Mais quoi alors ? Qu'est-ce qui te freine ?

- Je n'en ai tout simplement pas envie.

- Incroyable, Emile, je n'ai jamais vu ça. Tu n'as pas envie d'avancer un peu dans la vie ?

- Si mais, pas dans ce créneau-là

Éric le regarda avec stupĂ©faction.

- Tu sais qu'il y a une belle augmentation salariale à la clé ?

- Oui, je m'en doute, mais je préfÚre garder ma vie telle qu'elle est maintenant.

- Bon sang, Emile, ce que tu peux te montrer entĂȘtĂ©, je ne comprends pas ! Cela ne t'intĂ©resse pas de grimper dans la hiĂ©rarchie ? Que fais-tu ici alors ?

À nouveau, Emile se sentit totalement boulonnĂ© par les arguments de son patron. Comment avouer au chef du service d'inspection des finances le caractĂšre purement alimentaire de son travail, comment lui dire que sa vraie vie se situait ailleurs, dans ses dessins, dans sa musique, dans ses bouquins. Jamais il n'aurait osĂ© lui confier qu'en rĂ©alitĂ©, il disposait d'un diplĂŽme universitaire en archĂ©ologie et histoire de l'art et d'une agrĂ©gation qui lui permettait d'enseigner dans le cycle supĂ©rieur de l'enseignement secondaire. Comment confesser qu'il avait dĂ» tricher avec les services de mise Ă  l'emploi, et n'Ă©taler que son diplĂŽme d'enseignement secondaire supĂ©rieur et sa qualification en comptabilitĂ©, sans quoi il serait toujours au chĂŽmage selon l'Ă©quation en vogue sur le marchĂ© : le surqualifiĂ© finit toujours disqualifiĂ©.

Il bredouilla péniblement :

- Ce qui m'intéresse ? Tout ! Mais j'aime rester libre et m'investir au gré de mes envies.

- Visiblement pas dans ta vie professionnelle !

- Faux ! Éric, protesta Emile avec vĂ©hĂ©mence. Il n'y a rien Ă  redire Ă  mon travail. Je le fais de mon mieux. Pourquoi m'en demander plus ?

- Tu es vraiment un phĂ©nomĂšne ! Je me demande bien ce que tu as dans la tĂȘte !

- Rien d'extraordinaire, rassure-toi. Mon bonheur réside dans la simplicité de ma vie, et je ne nourris qu'une ambition professionnelle : bien effectuer mon travail.

Éric tenta alors le tout pour le tout.

- Oui, bien sûr, je ne dis pas le contraire ! Mais ta femme, ça ne l'énerve pas de te voir stagner dans ta carriÚre ?

- Ma femme, tout ça lui passe par-dessus la tĂȘte ! C'est une intellectuelle qui fait de la psychologie de haut vol ! Ça l'arrange assez bien, figure-toi ! Je gĂšre toute l'intendance chez moi. Difficile de faire une brillante carriĂšre Ă  deux !

- Bon, comme tu voudras, Emile. C'est ta vie aprÚs tout. Mais ne viens pas me reprocher de ne pas t'avoir donné ta chance, au moins, j'aurai essayé. Je vais faire appel à la réserve de recrutement. C'est ton dernier mot ?

- Oui, tout à fait. Et merci d'avoir pensé à moi. Tu peux compter sur moi pour former le remplaçant, je ferai le maximum.

- Entendu. Tu peux dĂ©jĂ  aller t'installer dans le bureau d'Étienne, vous cohabiterez quelque temps, le nouveau et toi, le temps de le former. Mais bon, tant qu'il n'est pas dĂ©signĂ©, tu peux encore changer d'avis...

ImmĂ©diatement, Emile dĂ©brancha son ordinateur, dĂ©mĂ©nagea tout son fourbi et implanta son microcosme dans le bureau d'Étienne. Une petite demi-heure plus tard, le voilĂ  Ă  nouveau opĂ©rationnel : tous ses documents de travail Ă  portĂ©e de main, il retrouvait un environnement familier. Toutefois, Ă  peine rĂ©installĂ©, il ressentit une Ă©trange sensation, une sorte de malaise, un trouble inconnu encore dans la gamme des Ă©motions traversĂ©es Ă  ce jour. Vu sous un certain angle, il Ă©tait parvenu Ă  ses fins et Ă  rester bien campĂ© sur ses positions. Mais dans le fond, Ă  bien y rĂ©flĂ©chir, cela ne lui aurait pas dĂ©plu de relever un nouveau dĂ©fi, d'avoir son petit local personnel, et ne plus devoir officier dans cet open-space qu'il exĂ©crait ! Pourquoi s'en Ă©tait-il dĂ©fendu avec une telle obstination ? Qu'aurait-il risquĂ© ? Pour la toute premiĂšre fois de sa vie, Emile questionna sa « normalitĂ© ». Le premier moment de doute significatif venait de surgir, le premier signal.

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