Login to Kifflire
icon 0
icon Recharger
rightIcon
icon Historique
rightIcon
icon Déconnexion
rightIcon
icon Télécharger l'appli
rightIcon
La Chute de Babel

La Chute de Babel

Gokash

3.7
avis
239
Vues
11
Chapitres

Lorsque le directeur de Babel est assassiné, tous les soupçons se tournent vers la néphilim Gabrielle Curmieth, l'Amirale de la flotte et conseillère de l'exécutif. Face à l'instabilité que génère le meurtre et le danger qu'elle court si elle ne se décuple pas rapidement, sa seule option de survie est de prendre le contrôle total sur la Tour et de devenir un despote impitoyable. Dans le même temps, Elie Kalah, candide lieutenant de province, ignore tout de ses origines royales et entame un dangereux jeu du chat et de la souris avec le redoutable prince pirate Asaël, qui a juré la chute de Babel. (l'image n'est pas de moi) #LGBT #BibliqueFantasy #GirlPower #SlowRomance

Capítulo 1 Prologue

Au crépuscule d’une ère millénaire, l’Humanité Unie assemblée en Babel se préparait à embrasser son plus haut potentiel, et rien ne présageait son effondrement.

La Tour s’était targuée d’avoir effacé de son vocabulaire la « limite » et l’« inconnu » et avait fendu les âges sans souffrir des remous. Elle n’aperçut que trop tard quels obscures murmures furent répandus dans son sillage à mesure qu’elle rompait les digues de la connaissance, du possible et de la raison.

Le rassemblement de toute l’humanité entière dans une seule entreprise accomplissait une idée émergée quand les ruines décharnées des antiques citées eurent sailli des eaux résorbantes du Déluge.

Plus jamais ça, fut-il dit.

Dix siècles plus tard, l’Homme ne craignait plus son Créateur. S’il ne l’avait renié, il l’aurait méprisé.

A l’instant où elle eut retrouvé ses droits sur une terre dévastée, ravagée par la colère des éléments et mutilée jusque ses fondations les plus anciennes, l’humanité se dressa, victorieuse et audacieuse. En même temps qu’elle s’extirpait de la vase après la dernière cataracte du ciel, elle se soustrayait du cycle sempiternel à laquelle elle avait été condamnée depuis ses débuts. Éclore, croitre, faner et sombrer, puis recommencer. Longtemps, les temples et palais avaient succédé aux pyramides avant de laisser leurs places aux mégalopoles. Des sociétés s’élevaient parmi les autres, se multipliaient et s’épanouissaient, avant de flétrir. Leurs graines essaimées germaient ensuite ailleurs. Et tout recommençait jusqu’à ce qu’une catastrophe de grande ampleur fauche les plus avancées des civilisations en plein vol.

Le Déluge, plus grand cataclysme que l’humanité n’eut jamais connu, avait noyé la plus modeste des tribus comme la plus glorieuse des nations.

La mémoire des choses d’avant ne perdura pas, cela ne signifiait pas que ces choses elles-mêmes furent perdues. Face à l’oubli d’un monde antédiluvien obscure, les conséquences de la catastrophe furent autant considérées que l’enseignement de son déclenchement fut conservé. Aucunement.

Et au fil du temps, ceux qui avaient reçu la garde de sa leçon, les enfants de Noé, furent éblouis de leur propre gloire.

Plutôt qu’abreuver leurs racines, ils préférèrent déployer leurs ailes. Afin de s’envoler.

Inconsciente de cette inéluctable destinée non amputable aux hommes dont elle ne savait rien, Babel offrait à l’humain l’accomplissement de ses performances, la réalisation de son existence et la perpétration de ses achèvements qui lui avaient toujours été déniés.

Sa première pierre posée dans la vallée de Shinéar un millénaire plus tôt, la Tour engloutissait maintenant tout le désert de Chaldée. En permanente construction, sa croissance tranquille se faisait dans les deux sens : plus la cime s’élevait et plus les fondations étaient consolidées et s’évasaient dans les marais domptés du désert.

Construite sur neuf axes différents et disposée sur seize anneaux, Babel plongeait aujourd’hui dans les étoiles et gouvernait la terre dont elle défiait les lois.

Du sol, sa cime n’était qu’un lointain point miroitant en concurrence avec les astres.

Gigantesque pyramide torsadée, étrangement consolidée de divers contreforts, piliers ou renforts. Cerclée d’aqueducs, de couloirs aériens ou de souffleurs de nuages, elle semblait sortir du sol tout en s’écoulant du ciel dans une architecture audacieuse, savante et complexe qui faisait penser aux tornades ou à un sablier tortueux. Ciel et Terre se rencontraient ainsi dans un unique point suspendu dans les nuages : la Coupole, point cardinal de l’intégralité de l’Humanité Unie.

Olympe retranchée dans les étoiles, orgueil des hommes et perle de Babel, la Coupole était une ville-palais affranchie de la gravité. Elle narguait les lois de la géométrie, de la physique, de la raison et de la mesure, indifférentes aux générations qui se succédaient en son sein, témoin implacable des drames, des victoires et des secrets des personnes qui y vivaient et qui, de là, prétendaient régner sur l’Humanité toute entière.

Les nuages qui la cerclaient constamment étaient, cette nuit, chassés par les patrouilles des dirigeables de guerre. Ils ronflaient dans le ciel, les faisceaux lumineux de leurs phares braqués sur les passerelles de nacre.

Le perpétuel silence vénérable du lieu, brisé par le son des alarmes et les beuglements des officiers, laissait place au vacarme des escadrons. Le cliquetis métalliques des valets à vapeur et serviteurs mécaniques à huit pattes qui se dispersaient résonnaient dans les longs couloirs était noyé par les masses de civiles en cours d’évacuation. Ils se pressaient vers les abris avec un brouhaha angoissé.

Dans le ciel, le tonnerre roulait et la foudre frappait de manière aléatoire les flèches et les colonnes des constructions célestes.

Sur les anneaux supérieurs, la flotte aérienne légère, composée d’une aviation agile, quittait les tarmacs dans une chorégraphie impressionnante pour tournoyer avec les navires de guerres, trois mats élégants aux voiles alvéolées. Ils voguaient dans le ciel tout canons dressés dans une parade d’intimidation. Le ronflement de leurs moteurs à Hélianthe faisait vibrer même les graviers des passerelles.

Les ordres s’entrechoquaient, les consignes différaient d’un bâtiment à l’autre et aucun signe de combat n’était encore observé malgré l’agitation général. L’attente n’était pourtant pas pire que l’incompréhension indécise qui ébranlait la population civile et militaire.

Surplombant la cohue, un prestigitateur ahuri s’époumonait sur un pont. Il fut sèchement écarté du chemin par une cohorte azalée qui se rendait au pas de course vers les halls de la Coupole. Il les suivit d’une démarche fière, levant le point pour hurler à qui pouvait l’entendre :

— Babel, le plus glorieux des royaumes, la perle et l’orgueil des chaldéens, sera alors comme l’Europe, l’Orient et l’Occident, que le Déluge a submergé ! Elle était déjà morte au commencement. Car ses pêchés ont rongé ses fondations et sont montés jusqu’au ciel. Le Dieu-Roi Léviathan nous sauvera ! Gardez la foi, car il a été victorieux même sur la mort et aujourd’hui, il revient pour nous sauver !

La foudre frappa le sol à ses pieds et, une bourrasque acheva de le convaincre d’aller crier ses inepties plus loin.

Le vent devint ensuite plus doux, murmurant et caressant. Il se courba pour accueillir celle qui arrivait dans un pas feutré, sa silhouette longiligne cachée sous une longue cape couleur de nuit. Comme un rocher brisait l’écume des lames en pleine tempête, le maelström ambient se fracassait contre cette forme esseulée et indécise.

Debout devant le pont, de l’autre côté, froide et très seule, Gabrielle tira sur le bord de sa capuche pour cacher ses éloquentes boucles dorée qui clamaient ses origines néphilims, ne laissant apparaitre des ombres que son menton pâle et pointu. Une rafale manqua de la porter en avant, mais elle planta ses bottines en fleur de sel sur les pavés, dos au vent. Il se pressa contre elle, comme s’il l’encourageait à traverser.

Elle resta immobile.

Elle leva les yeux pour suivre de son regard gris de nouvelles corvettes militaires hurlantes. Elles traçaient dans le ciel des sillons ardents de gaz et d’hélianthe aussi nettes que des traits de pinceaux. En se dispersant, leurs vapeurs âpres agressaient les gorges et les yeux.

Un bruit de course acheva de la résoudre à se mettre en mouvement. Sa démarche fluide n’avait rien à envier aux danseuses de Cirrus et aucun son ne fut émis par ses pas lorsqu’elle s’écarta de la passerelle sans la traverser pour rejoindre l’ombre d’un petit palais. Contrarié, le tonnerre roula autour d’elle et attira l’attention d’un brigadier en garde sur l’esplanade proche. Elle recula en pestant, jusqu’à butter contre le grés humide d’une colonne d’altitude.

Gabrielle eut un soupir ennuyé lorsque, accomplissant son devoir, l’homme d’arme eut assuré sa prise sur son fusil et se déplaça dans sa direction.

Elle resta immobile.

Le soldat appuyait une garde honorable lorsqu’il se glissa entre les colonnes d’une démarche souple. Quand il vit le danger, c’était trop tard.

Frappé à l’abdomen, à la nuque et au visage, puis à l’abdomen à nouveau, par des poings vifs et assurés, il s’écroula au sol sans un bruit.

Celle qui maitrisait l’art ancestrale du combat des chasseurs de démon se baissa sur sa victime pour la placer en position latérale de sécurité. En se redressant, elle débarrassa le brigadier de son masque à oxygène et de son badge holographique.

Elle ne perdit pas davantage de temps pour diriger ses pas vers les quais privés. Serpentant sur le sentier obscure que traçaient les illuminations et éclairages entres eux, elle se fraya une échappée vers le ciel en cachant son visage sous le masque.

Noyée dans les ombres, elle rejoignait un grand pont à tablier droit qui enjambait le vide d’une seule voute métallique lorsqu’un éclair frappa le sol devant elle. Les pavés explosèrent à ses pieds, lui coupant la route et lui tirant un sursaut de surprise.

Dans ses veines, le Feu rugit, mais, pour une fois, ce ne fut pas par effroi, mais par provocation. Il avait appris, bien avant elle, à ne rien craindre du tonnerre.

Ce dernier frappa encore, trois fois de suite. Il s’éloigna dans une cadence régulière vers la seule direction que Gabrielle boudait.

Elle eut franchement hésité, mais, finalement, elle tourna le dos au chemin que traçait l’orage pour elle. Par gout de la provocation, elle traversa le cratère encore fumant de la foudre d’une foulée déterminée.

Les quais n’étaient plus si loin, son dirigeable était prêt à décoller, mis en chauffe par son intelligence artificielle qui avait anticipé la débâcle.

Une fois qu’elle aurait rejoint le Ciel, elle serait à l’abri et aurait de quoi remettre de l’ordre dans cette pagaille. Ou bien elle pourrait aussi fuir Babel pour toujours.

Si tentant…

Elle se rabroua et refusa d’y penser.

Ce n’était pas le moment pour intervenir, et elle n’avait plus aucune option de fuite assez solide pour s’offrir plus de douze heures de vie supplémentaire.

Survivre à cette nuit était déjà une fragile illusion. Considérer un hypothétique retour à la normale pour elle ne se conjuguait même plus au conditionnel, mais au subjonctif.

Elle sursauta et se plaqua contre un mur lorsqu’un chevalier à rouage, haut de deux mètres et armé d’un fusil aussi grand que Gabrielle, passa non loin dans un galop cadencé rythmé d’un roulis mécanique. Derrière lui, une bouffée opaque se rependait, comme un premier gout d’Apocalypse.

Gabrielle était en danger de mort. Qu’un seul de ces soldats la reconnaisse et c’était la fin.

Elle se décida pourtant à quitter les ombres pour traverser à découvert les quelques mètres qui la séparait de son issue, mais un grincement particulier se fit entendre à ce moment. Elle serra les lèvres lorsqu’elle aperçut, sur les quais, plusieurs sagittaires harponner son dirigeable pour le clouer au sol. Acculée, elle fit volte-face et se mêla à nouveau à l’obscurité.

Beaucoup de troupes convergeaient maintenant dans la zone dans l’espoir de lui couper la route.

Elle avait été trop lente. Ses options de fuite par le ciel s’étaient fermées devant elle depuis un moment déjà, mais elles avaient été les seules qu’elle possédait.

L’intégralité de la Tour la recherchait et personne ne lui laisserait une chance de se justifier, car les soldats avaient ordre de tirer à vue. Tous ceux qui feraient l’erreur d’ouvrir leur porte à celle qui était maintenant la première ennemie de Babel connaitraient le même sort.

Autrement dit, elle n’avait plus nulle part où aller.

Elle avait perdu.

Le Brasérius, son dirigeable, était en mesure de lui ouvrir un passage vers le plein ciel. Elle avait pris soin, dès son acquisition, de le pourvoir d’un système de défense infaillible au cas où elle se retrouvait dans cette situation. Tout ce qu’il lui fallait, c’était le rejoindre.

Elle sentit dans sa main la prise de son Feu sauvage, prêt à entrer dans la danse.

Si elle faisait appelle à lui contre des hommes, la rédemption lui serait à jamais hors de portée et elle porterait pour toujours le nom de ses ennemis héréditaires. Démon.

La vie qu’elle sauverait de cette manière serait entaché et misérable, mais elle serait sauvée.

Au fond d’elle, le Feu grondait, l’échine hérissée et les dents découvertes, dans une posture si immobile qu’elle le reconnaissait à peine.

Il était fort, maintenant, elle lui concédait au moins ça. De louveteau irascible, agressif et hors de contrôle, il s’était transformé en une bête brutale à l’intelligence mauvaise. Il avait compris que son réceptacle n’était pas une cage à détruire, mais un gage indispensable à sa survie. Les ennemis de Gabrielle étaient devenus les siens et, si elle ne le maitrisait pas encore, elle parvenait à mettre à son profit son gout de la dévastation.

Un souffle suffisait à la néphilim pour ouvrir les vannes du carnage sans souffrir du retour de flamme.

Qu’elle desserre la muselière, même un minimum, et la voie du ciel lui serait ouverte.

Sa décision fut prise quand le badge qu’elle avait dérobée au brigadier se mit à vibrer pour signifier de nouveaux ordres. Des troupes rappliquaient dans la zone, elle n’avait plus de temps à perdre.

Dans un mouvement mortel, elle s’aplatit et invita le brasier au bout de ses doigts. Le Feu se rua dans ses veines, avide de sortir, prêt à s’incarner sous la forme d’un incendie vorace assez conséquent pour débarrasser la zone de toute les âmes et chaires présentes.

Des flammes noires et électriques apparurent dans ses paumes et elle les posa au sol. Elles s’empiffrèrent même de la pierre, du vent et de l’acier dans un feulement de satisfaction. Repues de si peu, elles se dressèrent, insatiables et avides, comme les colonnes de scylla, et, laissant derrière elles leur hôte désolée, elles fusèrent en rugissant vers les mortels.

Avant même de les voir, les militaires en faction sentirent déjà la main de Charon prendre la leur et ils sondaient, apeurés, les ténèbres qui avançaient vers eux en feulant.

Le Feu prenait l’apparence d’une tempête embrasée lorsqu’un contact invisible à l’œil nu le souffla comme une bougie à la flamme vacillante. Tout d’un coup, il fut évaporé.

Face aux dizaines de soldats, les ombres elles-mêmes se dispersèrent et Gabrielle leur apparut.

Elle pencha la tête, déstabilisée, et se redressa lentement. Ses poings étaient serrés, elle était prête à les utiliser pour défendre sa vie.

Toutefois, le cliquetis que firent simultanément les crans de sécurité des fusils à balle, à hélianthe ou à dards doucha immédiatement ses espoirs de s’en sortir à mains nues. Elle n’avait aucune autre arme sur elle.

Un petit courant d’air taquin au sens de l’humour douteux dansa autour d’elle, et quelque chose s’enroula autour de son poignet.

Plutôt que la terreur, un calme bienvenu l’envahit à cet attouchement léger. Même son Feu se résorba docilement pour s’asseoir sagement au fond de ses entrailles, les oreilles dressées et la queue battant d’excitation. Il se préparait à faire la fête à un maitre depuis longtemps perdu de vu.

L’orage revint de plus belle autour d’elle et balaya brutalement les militaires de la zone, fermant sur eux les prémices d’un Déluge de petite échelle. La tempête libéra pour elle un passage dans son dos, vers une gare axiale. La foudre, encore, frappa pour lui désigner une issue salvatrice à laquelle elle n’aurait pas pensé quelques heures plus tôt. Elle grilla, par la même occasion, les plus téméraires des sentinelles de métal qui tentaient de lui couper la retraite.

Gabrielle détourna les yeux, ajusta son masque et préféra s’éloigner dans la direction opposée. Elle profita que les vents sèment la discorde et soufflent les soldats désorientés pour se frayer un passage vers son dirigeable et décoller pour de bon.

Toutefois, elle ne fit que quelques pas seulement, puis elle prit sa décision.

Dans un geste fluide et équilibré, elle tourna les talons et courut vers la station ferroviaire. Suivant la foudre, elle slaloma entre les trams et les omnibus de luxe jusqu’à un express interanneau en chauffe. Un habitacle fut ouvert pour accueillir le terme de sa course. Elle sauta dedans et, en se refermant sur elle, les portes générèrent un cocon de sécurité bienvenu. La locomotive s’éleva à la verticale en crachant un jet de vapeur.

Les banquettes du wagon étaient toutes vides, mais Gabrielle resta debout, bercée par le chuintement des roues sur les rails. Elle voyait, par les larges vitres chargées d’une décoration laquée, les hôtels du Treizième anneau s’éloigner pour laisser place aux constructions de verre et de métal de Métropolis, le Quatorzième. La voiture continuait de s’élever.

Gabrielle n’était pas seule, elle le sentait. La chose qui lui tenait compagnie en ce moment et qui faisait de l’œil à son Feu incommode n’était pas de ce plan, ni de ce monde.

Elle avait profité des failles que l’humanité avait ouverte dans sa quête d’infinie pour se faufiler parmi les ombres de Babel. Traquée, enchainée, malmenée et, finalement, domptée il y avait de cela quelques siècles, elle répondait maintenant de la volonté de celui qui eut hérité d’elle et se revendiquait comme son maitre.

Celui qui la gouvernait, gouvernait aussi aux éléments les plus destructeurs qui étaient et, ce soir, une infime démonstration de son pouvoir était à l’œuvre.

Gabrielle ne devait pas faire l’erreur de lui offrir sa confiance, mais elle était acculée et, si elle restait isolée, alors elle ne passerait pas l’heure.

Elle sursauta lorsque le tintement de l’ascenseur axiale se fit entendre. Sans qu’elle n’ait pressé le moindre bouton, les portes s’ouvrirent sur le Quinzième Anneau, Europa Corp. En ébullition lui aussi, les écrans numériques géants affichés sur les immeubles passaient en boucles les images de cette soirée désastreuse : les annonces calomnieuses du coup d’état avorté de l’amirale Gabrielle Curmieth, l’infiltration des pirates sur le Seizième Anneau, l’assassinat de la Troisième Grade, et, surtout, l’ascension au pouvoir du roi Léviathan.

Si fier, si arrogant, si victorieux que Gabrielle ne put s’empêcher de retrousser les lèvres pour montrer deux canines pointues aux panneaux digitaux, à la manière des néphilims, lorsqu’elle avisa sur son torse le Badge du Directeur de Babel. Celui qu’elle aurait dû porter ce soir.

Ce Kraken…

Gabrielle Curmieth avait perdu toutes ses chances à partir du moment où il eut mis ses pieds sur le plateau de jeu, elle l’avait su dès le début. Elle avait lu dans ses manœuvres et elle avait deviné qu’il frapperait ainsi.

Pas à la manière des loups, en hurlant et en attaquant de front, mais tels les plus grands prédateurs marins. Ils suivaient le sillon de leurs victimes dans les ténèbres des abysses et projetaient une lumière aveuglante pour attirer à eux les proies, insouciantes du danger qui se cachait dans les ombres.

A l’affut et victorieux avant même que le combat commence, si combat il y avait.

Gabrielle Curmieth jouait pour gagner. Le Kraken, lui, ne jouait pas. Il modifiait les règles, s’accommodait de nombreux codes de triche, misait du vent, affolait les spéculateurs pour, au final, pulvériser la partie en cours.

Gabrielle avait pourtant été prévenue : plus haute était la branche, plus mortelle était la chute, surtout si elle n’avait aucune prise à laquelle se raccrocher. Elle n’avait pas écouté et elle tombait maintenant.

Avec un tel concurrent juste derrière elle, il lui était resté peu de choix car, entre accélérer la fuite ou se retourner pour le braver de front, les deux options qu’elle maitrisait le mieux lui auraient été létales.

Jusqu’à maintenant, le loup dans un monde d’agneau, ça avait été elle. Sauf que dorénavant, c’était contre un roi des fonds marins qu’elle jouait.

En tant que chasseuse de démons, elle savait que, pour mettre un prédateur à bas, elle ne pouvait rester proie. Elle devait devenir un égal en tout point.

Alors, pour se battre contre un rejeton du Léviathan, il lui fallait jouer avec ses règles. Il fallait faire volte-face pour s’insérer dans son sillon et devenir le prédateur à son tour. Car une bête qui se trouvait tout en haut de la chaine alimentaire ne penserait jamais à regarder derrière-elle une fois qu’elle se mettait en chasse…

Une tempête imprévue frappa à ce moment la place devant elle et ce fut tête haute qu’elle put rejoindre les rues les plus discrètes, escortée par la foudre qui lui ouvrait le passage. Son pas n’était pas aussi décidé que ce que l’on connaissait d’elle, car son esprit était en effervescence. Il bataillait avec son Feu, plus instable que jamais, qui la conjurait de faire demi-tour tout en la pressant d’accélérer le pas. Elle le fit taire d’une pulsion féroce et intransigeante. En périphérie de son champs de vision, des silhouettes désossées se murent et Gabrielle reprit sa course.

Elle avait appris ce soir des choses que d’autres voulaient taire à jamais. En conséquence, les tueurs qui furent lâchés à ses trousses n’avaient d’humain que l’enveloppe charnelle.

Attraper la seule main qui lui était tendue, dans ce contexte, devenait salutaire.

Gabrielle ne pouvait s’empêcher de voir ça comme le pire de tous ses échecs.

Elle arriva au bas d’un immeuble spacieux et confortable, fait de verre et de béton. Un digicode en fermait les portes, mais elle n’eut pas à s’en soucier, car celles-ci s’écartèrent à l’arrivée de Gabrielle et elle fit quelques pas dans le grand hall. Subitement, la présence qui ne l’avait pas quittée depuis que tout ça avait commencé s’évapora et elle sut qu’elle était seule.

En sécurité.

Face à elle, les portes d’un bel ascenseur s’ouvrirent, comme une dernière invitation et, cette fois-ci, ce fut sans la moindre hésitation qu’elle y pénétra en retirant son masque à oxygène.

Un long soupir soulagé franchit ses lèvres et elle se laissa tomber contre la paroi en fermant un instant les yeux, fatiguée. Lorsqu’elle les rouvrit, son triste reflet lui faisait face dans le miroir de l’habitacle. Un filet de sang séché coulait de son nez fin et l’une de ses hautes pommettes maculé d’une constellation de discrètes tâches de rousseurs était tuméfiée. Distraitement, elle passa un doigt sur ses lèvres fendues pour en chasser une goutte de sang. Sa main glissa ensuite sur sa gorge gracile pour couvrir les traces de strangulation qui barraient sa peau pâle.

Si ce n’était ce regard gris et cette absence de sourire sur ce visage aussi délicat que l’étaient ceux des enfants des anges, elle ressemblait peu à l’amirale digne et impérieuse qui s’était défrichée une place tout en haut de la hiérarchie humaine. Quelques jours plus tôt, il était question de faire d’elle la Régente incontestée de la Tour toute entière. A l’unanimité.

Un imprévu de taille avait fait basculer l’intégralité de la partie.

Car le Kraken en personne s’y était invité.

Elle écarta les pans de sa cape et remarqua que son uniforme était dans un état misérable. L’écharpe translucide épinglée à son épaule était déchirée, ses épaulettes abimées lui donnaient l’air accablée et ses décorations militaires qui marquaient son titre d’amirale ou conseillère de l’exécutif avaient été arrachées. Dans un accès de coquetterie qui ne lui ressemblait pas, elle essaya d’arranger les plis de sa veste noire aux boutons dorés, sans succès. La douleur de larges hématomes se rappelèrent à elle dans ce mouvement et elle grimaça.

Elle se rendit seulement compte que c’était un miracle si elle était encore envie.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent enfin dans un tintement aussi insolent que le propriétaire de l’appartement vers lequel elle se dirigea directement.

Face à la porte, elle hésita quant à la conduite à tenir mais, finalement, elle leva la main et toqua poliment. Le regard rivé au sol, une étrange nervosité coula en elle, douchant même l’impétuosité de son Feu qui bourdonnait d’excitation.

Elle le rappela à l’ordre fermement et sursauta bêtement lorsque la porte lui fut ouverte presqu’immédiatement.

Face à Gabrielle, l’imprévu de taille en personne, et, aussi, le miracle à qui elle devait sa vie lui-même, présentait un visage grave et soucieux. Seul un soupir soulagé trahit les inquiétudes qu’il eut nourries à l’égard de la néphilim durant ces éprouvantes dernières heures.

Piteusement, elle avoua à voix basse, abandonnant, soudain, tout son morgue et sa dignité, comme une révérence que ferait le perdant face à celui qui lui avait ravi la victoire :

— Je… ils ont pris mon dirigeable et me recherchent… J’ai perdu le contrôle des Brigades ou des armées olympiennes et ils surveillent chacun de mes généraux les plus loyaux… Les magistrats se cachent derrière votre propre nom pour demander aux troupes de me pourchasser… Je ne savais pas où aller…

Elle bredouillait et cherchait ses mots. Cela ne lui ressemblait pas et elle comprit que, cette nuit, elle avait atteint ses limites, et les avait dépassées. Le Kraken sembla le deviner mais, appréciant de jouer avec le Feu qu’il devinait en elle, il répondit sans malice :

— Si. Tu le savais depuis le début, Gabrielle… Mais ton orgueil t’a dissimulé le chemin…

Il comprit que la Néphilim était réellement à bout. Au lieu d’une pique vive et tranchante de son cru, à propos de son insolence, du fait qu’elle ne lui avait pas donné l’autorisation de la tutoyer ou de l’appeler par son prénom et que ce n’était pas parce qu’elle était en danger de mort et qu’elle s’écrasait chez lui qu’il pouvait se permettre de telles familiarités, seul le silence lui répondit. Elle n’avait même plus la force de lever les yeux au ciel pour illustrer mieux que les mots ce qu’elle pensait de sa répartie navrante.

Il ne fit pas le moindre commentaire supplémentaire et, simplement, il proposa en lui attrapant les doigts dans un élan galant qui les surprit tous les deux :

— Gaby... Ne restes pas là, vient.

— C’est amirale Curmieth, pour vous.

Sa voix était basse et il ne fit pas mine de l’entendre alors qu’il la traina derrière lui dans l’antre secrète qu’il avait investie en arrivant à Babel. Un humble appartement confortable d’Europa Corps. Il n’était même pas le plus luxueux de la zone.

Gabrielle aurait plutôt imaginé que le Semi-Dieu qui se revendiquait, dès ce soir, le Régent de l’Humanité toute entière avait un gout plus prononcé pour le faste et le luxe, au point de faire sa base dans un l’un des palais de Romoth, si ce n’était au fin fond d’une cave sinistre. Elle estima que ce n’était pas le moment pour soulever un nouvel oxymore à son propos.

Quelques heures auparavant, à peine, ils étaient encore rivaux. Ennemis quasi mortels. Jusque-là, elle l’avait même considéré comme sa Némésis.

Tous les deux prétendants à un titre qui ne saurait être partager.

Tous les deux prêts à gouverner le monde de manière totalement différente. Elle un peu trop moderne, lui un peu trop traditionnel.

Puis, face aux nouveaux ennemis qui se furent révélés, tout avait basculé. Car ils avaient compris, cette nuit, que le jeu auquel ils étaient forcés à jouer contre leur gré ne concernait pas seulement le pouvoir ou leur propre survie.

Il ne s’agissait plus de sauver Babel de sa chute, mais de préserver l’humanité malgré la chute de Babel.

Un jeu de funambule où ils étaient, chacun, à l’extrémité d’un bout différent de la balance. Avaient été.

Au fil de leur campagne impitoyable pour prendre le contrôle de la Tour, ils s’étaient d’abord découvert de drôles de points d’accroches. Ces points s’étaient consolidés lors de leurs joutes oratoires ou altercations soldées sur ces hors sujets inattendus et invasifs qui ne concernaient qu’eux et non la régence de Babel.

Peut-être ces points d’accroche allaient-ils finalement muer en quelque chose d’autre.

Quelque chose qui expliquait pourquoi, alors que la situation attendait de ces deux impitoyables mégalos une lutte sans merci qui plongerait Babel dans le chaos d’une guerre civile, lui tendait sa main, et elle la prenait.

Aucun de leurs ennemis n’avaient anticipé un tel déplacement de la gravité du jeu, eux les premiers.

Un peu trop lucide sur cette évidence, ce fut avec une inspiration nerveuse que Gabrielle se laissa emmener par le Kraken.

A peine ferma-t-il la porte derrière elle, elle s’immobilisa et ne fit pas le moindre commentaire lorsqu’il se plaça dans son dos pour la débarrasser courtoisement de sa lourde cape, achevant de l’embarrasser.

Jamais, de sa vie, elle s’était trouvée dans cette situation. Celle où ce n’était plus seulement sur elle, qu’elle comptait, mais sur un autre.

Et quel autre… Maitre des tempêtes et de l’Océan, équivalant des dieux impies d’Uruk et de Carthage vivant parmi les hommes, dernier humain à pouvoir se prétendre digne de recevoir la couronne de l’Humanité toute entière, gardien des portes d’Eden et de l’Apocalypse, seule créature encore en vie qui puisse retrouver et dompter Léviathan, Ziz et Béhémot… Descendant en ligne direct de Noé… Il avait pour lui un pédigrée bien plus conséquent que celui de Gabrielle, simple chasseuse de démons du désert d’ascendance commune, renégate de sa propre patrie. Et ce soir, il avait montré pourquoi le Kraken était si redouté par ses ouailles et si dangereux pour ses ennemis. Gabrielle, elle, après l’avoir tant méprisé, découvrait en lui un allié de taille dont le soutien lui devenait salutaire.

Pourtant, il lui aurait fallu des mois avant de sourire à Jonas, son homologue, des années avant qu’elle n’accepte d’effleurer avec Barthélémy des sujets qui la concernaient, elle, et plus de temps encore avant qu’elle ne partage ses doutes au premier Interlocuteur, Abel. Et, jamais, de sa vie, elle n’avait considéré personne comme potentiel « allié ».

Mais ce Kraken… Après lui avoir donné beaucoup de migraines, de très bonnes raisons pour fulminer et d’innombrables envie de meurtres, il l’avait finalement apprivoisé et c’était pour lui qu’elle avait changé les règles de la partie.

Parce que, jusqu’à maintenant, le maitre du jeu, c’était elle. Elle aurait pu le rester si elle avait choisi de laisser les ténèbres se refermer sur lui cette nuit, plutôt qu’intervenir pour le soustraire à ses ennemis qui chargeaient son seul angle mort.

Si elle s’était abstenue, à cette heure, ce badge de régent qu’il portait aurait été dans ses mains à elle et la partie se serait soldée sur la victoire de Gabrielle Curmieth.

Maintenant, elle repartait de plus belle.

Et sa propre vie n’était plus la seule chose que Gabrielle devrait défendre si elle ne voulait plus conjuguer son avenir au subjonctif ou au conditionnel seulement mais, plutôt, au futur simple et au pluriel.

Il lui fallait aussi assurer que cet effronté survive à son propre sens des initiatives défectueux, à sa puissance démentielle qu’il maitrisait à peine, à tous ces vautours qui, dès que le soleil serait levé, fondraient sur lui pour lui arracher des mains ce pouvoir qui venait d’y être placé et, surtout, aux mythes de l’Apocalypse et de la Miséricorde qui ressurgissaient d’un passé oublié et faisaient de lui la victime idéale pour le prochain sacrifice humain.

Continuer

Inspirés de vos vus

Chapitres
Lire maintenant
Télécharger le livre