Au Rigan - La c ... e d'Aéris-Thot (Tome 1)

Au fil de leurs échanges de correspondances, des affinités se sont développées entre Flora, Floris et Hermès, aussi, étions-nous conviés à sa fête d'anniversaire. À l'aide de leurs amis, les enfants avaient réalisé, pour l'occasion, un petit clip dont la musique est de Flora, montrant les différentes espèces d'arbres et d'arbustes, nombreuses autour de chez nous, avec lesquels Floris lui avait composé un herbier.

Ce présent avait, non seulement, intéressé Noname, la maman, laquelle s'évertue à entretenir des plantations d'origine terrestre dans une zone du satellite qui, avec le temps, prennent de l'ampleur et dont les récoltes permettent de concocter de savoureux plats concourant à la bonne réputation de leur auberge, mais aussi plusieurs convives qui demandent des rediffusions, feuillettent l'herbier comme une relique et engagent des discussions sur des questions relatives à la nature et diverses réflexions corollaires.

B-BE discutait sons avec Flora et Aéris-Thot, son amoureux, seul, la contemplait de loin, d'un air mélancolique. Je le connaissais fort peu ; je l'ai croisé une ou deux fois lors de mes passages car il séjourne Au Rigan, chez B-BE, cependant, nos conversations n'avaient jamais pénétré de sphères intimes. Or, là, il semblait si décontenancé que je ne résistais pas à l'envie de lui apporter une petite empathie revigorante en commençant par lui offrir un verre du délicieux jus de pommes bio dont j'avais amené un bag in box, il me remercia mais ajouta qu'il aurait bien besoin de la même chose après distillation... il m'expliqua que du fait de certaines de ses activités passées, Vikram, en ayant été informé, avait sermonné B-BE qui lui avait rétorqué que son engagement pour la défense de l'Ethique ne l'autorisait pas à jeter l'opprobre sur quelqu'un sans connaître tout ce qui sous-tend ses actes. Depuis, Vikram, fâché, restait sur son quant à soi indigné, refusant de venir à la fête au prétexte que, à cause de l'inconséquence de certains, il était overbooké.

Je savais que la rigueur de Vikram est parfois pointilleuse et son sens inné de l'honneur, un tantinet puritain, mais, ignorante du pourquoi de la polémique, je lui ai adressé, pour toute réponse, un petit sourire accompagné d'un geste évasif auquel il réagit :

« Pour comprendre vraiment cette histoire, il faudrait remonter aux origines de l'affaire, c'est à dire, en réalité, à mes propres origines ...

-B-BE m'a confié que tu es né des amours d'une déesse-hippopotame et d'un être ailé.

-Elle t'en a dit plus ?

-Seulement qu'ils étaient l'objet d'un commerce thérianthropique.

-L'objet, c'est exactement ça, plus réifiés que des esclaves, voire, que des animaux de compagnie !

Tout d'abord, à cause des problèmes de fécondités, s'est propagée la mode de posséder des petites hippopotames bipèdes, censées personnifier la déesse de la fertilité, Taouret, également protectrice des nouveaux-nés. Surfant sur le succès de leur opération marketing, les producteurs ont renforcé leur équipe d'éminents spécialistes en transplantations et en génétique pour concevoir tout une gamme de «Taouret-nurses » capables d'assurer la plupart des soins nécessaires aux nourrissons. Afin, après une période d'engouement, de compenser la raréfaction des demandes en chiens à deux ou trois têtes, de grandes fermes industrielles furent construites pour alimenter ce nouveau marché lucratif. Ensuite, ont été créés les sirènes et les tritons pour agrémenter les festivités orgiaques du gratin intergalactique trouvant aussi jouissif de monter des chevaux au buste humain qu'ils peuvent se procurer auprès des mêmes fournisseurs. Avoir des serviteurs ailés, servant davantage à porter du matériel utilitaire que des messages, est devenu un must au-delà des cercles de nantis.

Vois les acheteurs venant faire leurs choix, déambulant entre les enclos où les zooanthropes sont exposés, les bassins des créatures aquatiques, les cages des êtres ailés et les parcs où sont mis les résultats d'expériences ratées aboutissant à d'inutiles monstruosités qui trouvent malgré tout preneurs auprès de certains types d'amateurs. Dans un bâtiment, issues, pour la plupart, de la mythologie égyptienne, sont présentées les marchandises haut de gamme, recherchées pour leurs valeurs symboliques, dont les produits phares sont Bastet à tête de chat et Sekhmet à tête de lionne. Alors tu peux imaginer la souffrance des malheureux vivant dans de telles conditions bien que selon leurs étiquettes, ils soient souvent désignés comme dieux ou déesses.

Coincés dans les situations les plus désespérantes, on constate que les êtres vivants développent des modes de résistances stupéfiantes. De véritables mouvements underground se formaient à l'insu des gardiens tellement ancrés dans leurs convictions de surveiller des biens de consommation sans âme que les informations circulaient librement. Les haut de gamme avaient une position privilégiée car leur proximité des salles de laboratoire et des bureaux permettait de saisir des bribes de ce que les décideurs manigançaient à l'encontre de leur cheptel. Dans l'euphorie de leur réussite, les concepteurs s'ingéniaient à pousser la complexité au plus loin, la Sekhmet, dernier modèle, est munie d'une fonction pour transformer alternativement tête de lionne et tête de chat, la déesse étant parfois décrite comme étant aussi Bastet. Les yeux de Horus symbolisant le soleil et la lune ont été ajustés en conséquence ; le droit est non seulement lumineux mais capable d'envoyer des rayons pouvant cautériser des plaies ou d'enflammer des brasiers, le gauche, représenté fardé, l'oeil oudjat, suit une rotation qui correspond au cycle lunaire, apparaissant et disparaissant. Ce sont les testicules de Seth et sa sexualité qui ont inspiré les concepteurs ; ses organes génitaux redynamisés sans interruption en font un sex-boy très apprécié par une clientèle tant féminine que masculine. Pour Anubis et Thot, les aménagements ont été moins physiques, le premier a été doté des facultés nécessaires pour devenir un thanatopracteur de premier ordre, ce qu'il accomplit en taxidermie tant humaine qu'animale est si réaliste que garder les morts auxquels on tient, embaumés chez soi est une pratique courante, Thot, lui, détenteur de la connaissance, est une sorte d'ordinateur en capacité de produire des documentations complètes sur quelque sujet que ce soit, rédigées selon les axes choisis par le commanditaire.

La difficulté pour les captifs extérieurs d'entrer en contact avec ceux qui étaient enfermés dans le bâtiment fut solutionnée grâce à une des expériences ratées. Férus des aventures d'Estéban, Zia, Tao, les cités d'or, ... continuant, à travers les siècles, d'être un classique des films pour enfant, plusieurs membres de l'équipe scientifique ont tenté de créer le serpent à plumes vénéré par les Olmèques et dont le culte s'est répandu en Mésoamérique chez des peuples comme les Aztèques ou les Mayas. Las, malgré leur motivation, ils n'arrivèrent pas à concilier les mues des serpents avec celles des oiseaux; les peaux de leurs serpents étaient couvertes de kystes folliculaires, de touffes de duvet et de plumes de différentes tailles, qui les faisaient ressembler à de vieux boas mités. Personne n'aurait voulu de ces trucs en plumes qui furent jetés dans le parc des difformités. Si ils avaient perdu leurs écailles, leur mobilité n'en était pas affectée ; souples, rapides, ils se faufilaient partout entre les éléments du décor, dans des tuyaux, des trous d'aération, ils furent donc mobilisés en tant qu'agents de liaison, exécutant leur mission à un rythme s'avérant si soutenu qu'ils y laissaient parfois des plumes, mais, surmontèrent les incidents de parcours avec beaucoup de sang-froid.

Quand je parle de mouvements underground, c'est à prendre au sens littéral. Pour accomplir leurs tâches de nourrices, les doigts des pattes avant des hippopotames avaient, depuis longtemps, été déliés et articulés, elles pouvaient donc aussi creuser des trous dans le fond de leurs abris et relier les enclos entre eux par des galeries souterraines, ainsi les thériantropes se rencontraient-ils assez fréquemment pour que des couples se forment, des grottes ont alors été aménagées pour accueillir une progéniture composée de petits êtres ailés, d'hippopotames à buste humain, de chevaux à tête d'hippopotame et ... d'hippopotames-ailés, dont moi. Les sirènes et tritons, vivant essentiellement, dans des bassins n'étaient pas faciles à atteindre et si quelques centaures réussirent à entrer en contact avec des sirènes, elles n'eurent jamais d'enfant. De même, dans les relations avec ou entre les malformés, les fécondations n'aboutissaient pas, sauf, pour une des Ammout. Hybridations de crocodile, de lion et d'hippopotame, elles avaient été mises au rebut car l'implantation de la crinière n'avait pu être résolue, la subtile connexion entre le buste léonin et la tête reptilienne subissait un phénomène de rejet qui se manifestait par une large étendue sans derme dont la cicatrisation ne dépassait pas le stade d'une croûte épaisse. Cette Ammout accoucha d'un être ailé dont le corps est entièrement celui d'un hippopotame à tête de crocodile et aux pattes antérieures digitigrades comme les félins. Nous étions tous deux à peu près du même âge et semblable physiquement, nous jouions souvent ensemble...

Il va sans dire que tout ce petit monde complotait pour organiser une évasion mais un évènement imprévu allait précipiter les opérations. Un des gardiens ayant promis à son fils de l'emmener à son travail pour son anniversaire, le bambin est venu avec un copain passer l'après-midi au Deity-Land. Ils avaient été élevés par une Taouret-nurse et avaient une grande envie d'aller voir celles d'ici de plus près, aussi, aussitôt que le gardien fut appelé pour sécuriser une distribution de nourriture, ils en profitèrent pour s'introduire dans l'enclos et se cacher dans un abri où ils découvrirent l'entrée d'une galerie qu'ils ont suivi, puis, ils ont entendu les cris que nous poussions en jouant qui les ont guidés jusqu'à nous. Bien que ne connaissant pas les règles de notre jeu, nous l'avions inventé, ils se sont joints à nous avant qu'une des mères, s'apercevant de leur présence, les renvoie dehors en souhaitant qu'ils ne révèlent pas notre existence. N'osant avouer leur escapade, ils se sont tus dans un premier temps mais n'ont pu résister à se vanter de leur exploit auprès de leurs camarades.

Au nom de mon père, Aéris, ma mère a tenu à accoler celui de Thot pour me mettre sous l'égide de son omniscience. Sans parvenir totalement à ce niveau, les Thot que nous avions en magasin, ont été suffisamment clairvoyants pour entendre ce récit circuler parmi le personnel de l'entreprise et d'aucuns subodorer que cette histoire n'était peut-être pas née de l'imagination fertile des garçons, et, en déduire qu'il serait prudent de procéder à des vérifications dans les abris. Le groupe de Thot n'avait pas encore finalisé leur plan d'action, il allait falloir improviser. Depuis longtemps, la Thot-team avait localisé notre futur lieu de résidence. Notre genèse provenant de la culture ancestrale terrienne, la volonté d'aller sur cette planète était unanime. Sachant que la descendance de Nahuelito se perpétuait dans l'ancien parc naturel Nahuel Huapi qu'aucune peuplade humaine n'avait investi, l'endroit semblait convenir pour notre type de population.

Mais l'heure n'était plus aux stratégies savantes, l'urgence exigeait d'avoir recours aux manières fortes. Et, pour ce qui est de la force, les Sekhmet en avaient à revendre car elles étaient conçues, entre autres, pour approvisionner le marché des organisateurs de combats de déesses Sekhmet. Parmi toutes les déités, ce sont elles qui payent le plus lourd tribut aux fantasmes de la clientèle. Elles laissèrent leur rage, contenue jusqu'alors, sortir de ses gonds. Elles firent sauter en éclats les barreaux et se dirigèrent vers les bureaux en détruisant tout sur leur passage ,suivies des Horus qui allumaient des incendies partout où c'était possible. Les Seth, également bien pourvus en muscles, sont allés décharger leur trop-plein d'énergie en saccageant les laboratoires. Le service d'ordre, surpris devant cette révolte dépassant leur entendement au point que personne ne l'avait vu venir, a mis un bon moment avant d'être en mesure de faire face à ces deux attaques. Pendant ce temps, profitant du désordre, les Thot récupéraient les navettes-cargo servant au transport des matières premières et des produits finis, garées dans un entrepôt, afin de planifier les vols et être prêts à décoller dès l'arrivée des détenus extra-muros que les Anubis étaient chargés de libérer et de conduire jusque là, les Bastet prenant en charge les mères et les enfants.

L'opération fut une réussite presque totale, excepté en ce qui concerne sirènes et tritons ; dans les navettes adaptées à ce genre de cargaison, même en se serrant comme des sardines, les créatures aquatiques étaient trop nombreuses pour l'espace disponible, les plus âgées se résolurent à rester, sauf Théthys, Doris et d'autres prototypes-souches que les sirènes considèrent comme leurs ancêtres et dont elles ne voulaient pas se séparer. La seule exigence des Nahuelito étant que nous leur fichions la paix, notre séjour terrien démarrait sous de bons auspices. Las, la quiétude des Nahuelito a vite été troublée par l'apparition de mercenaires mandatés par Deity-Land pour capturer et remettre les fugitifs dans leurs geôles. En effet, un détail d'importance avait échappé à la sagacité des Thot, chaque article mis en vente était pucé afin de le géo-localiser en cas de vol ou de désertion. Les enfants, nés clandestinement et non pucés, n'étaient pas détectés. Sur l'ordre de ma mère, je me suis tapi dans l'eau du lac comme mes camarades et j'ai attendu. Un petit hippopotame à buste humain ne supportant pas de rester en apnée a été pris et nous a mis en danger car des sondages furent menés, heureusement, sans résultat, bien enfoncés dans la vase, nous nous maintenions dans une stricte immobilité. Quelques petits être ailés, mal dissimulés dans les frondaisons ont aussi été repérés...

Quand nous nous sommes rendus compte de la perte de nos parents, nous avons été anéantis... nous ... »

Submergé par l'émotion suscitée par l'évocation de ces douloureux souvenirs, Aéris-Thot restait plongé dedans. Constatant que son ami, d'ordinaire plutôt silencieux, s'était lancé dans un long discours, B-BE n'osant pas l'interrompre, s'était discrètement placée derrière lui. Elle lui caressa délicatement le membre antérieur pour le sortir du sombre cheminement de ses pensées. Pendant qu'il parlait, le temps continuait de s'écouler et la plupart des invités étaient retournés à leurs occupations ou s'apprêtaient à le faire. Nous nous sommes dit au revoir mais je ne suis pas partie, cédant volontiers à l'insistance des enfants de prolonger notre visite chez nos amis vivant sur cet ancien satellite-relais construit par les terriens pendant les avancées de leur conquête spatiale, désaffecté après être devenu obsolète, que des aventuriers, pour la plupart, d'origine terrienne ont récupéré en tant que lieu autonome, rattaché à aucune puissance du moment, puis, l'ont transformé en motel autogéré, sous l'enseigne de Au Rigan.