Àma sœur, Véronique Keatley qui a toujours cru en moi.
I
C’est arrivé
Je n’ai pas compris ce qui s’est passé. Tout est allé tellement vite. En une fraction de seconde, ma vie a basculé dans les obscurs sentiers du trépas.
Il devait être aux alentours de minuit, je rentrais chez moi en empruntant une route sur laquelle je ne circulais jamais entre Satigny et Ferney-Voltaire. J’étais épuisé. J’avais passé une bonne partie de la journée et de la soirée chez des gens pour prendre des mesures sur les esprits occupant leur maison. Drôle d’histoire, j’y reviendrai.
Je n’ai pas vu ce renard ou cette biche courir sur la chaussée devant ma voiture. La nuit était sombre, je venais de quitter le tunnel qui traversait une partie de la forêt. Les arbres qui la bordaient filtraient toute source de lumière, seuls les phares de ma voiture me guidaient. J’étais seul. D’ailleurs, je ne me souviens pas si l’animal a survécu ou non. Je ne l’ai jamais revu.
Étrangement, je ne me rappelle pas non plus la douleur, non aucune souffrance. Mais cette singulière sensation de rêver, d’être somnolent. Je suis resté à côté de mon corps, observant les secours s’affairer autour de ma voiture, la désincarcérant comme on éventre une épave. Les cris, le bal des gyrophares, les bruits du métal, tout ceci me concernait, mais aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne réalisais pas la gravité de la chose.
Il paraît que le cerveau coupe l’analyse des chocs et qu’il fuit tout ce qui a trait à sa propre mort. Un individu ne peut pas penser de manière saine à sa disparition. Il peut l’envisager et la comprendre pour les autres, mais pas pour lui-même. Je me rappelle avoir lu cela dans un article d’une revue scientifique. C’est passionnant ce que le corps humain est capable de faire.
Ce qui ressemble le plus à ce que je peux vous décrire, c’est que la réalité dans la mort est proche des images que l’on regarde sur les écrans. Tout semble être en deux dimensions. Mais à bien y réfléchir, je pense que c’est parce que la personne morte se trouve elle-même dans une dimension supérieure à celle des vivants. Un filtre de plus, juste un !
Puis, je me suis retrouvé dans l’ambulance, j’étais l’ambulance, je regardais mon enveloppe charnelle qui était déjà recouverte d’un drap blanc. Je ne voyais pas mon visage. J’écoutais le personnel soignant qui discutait à voix basse, j’étais avec eux, j’étais entre eux. Je n’étais pas triste, je n’ai pas pensé une seconde à la suite, je n’avais plus peur. Comment suis-je arrivé à accompagner ma dépouille à la morgue ? Aucune idée. Sans doute de la téléportation, comme dans les films de science-fiction. Dans le monde des morts, il suffit de penser à l’endroit où l’on veut se rendre pour s’y trouver ; c’est instantané. Le temps n’existe pas, cette notion disparaît et on ne le réalise pas tout de suite. On continue à se fier à ce repaire, mais il n’est plus tangible.
En revanche, il me semble avoir assez vite intégré que j’étais mort. Il n’y a pas eu de lumière ni de « tunnel » ; pas tout de suite en tout cas, comme dans les documentaires sur les expériences 1de mort imminente que j’avais pu voir. Il s’est passé quelque chose de similaire, mais après ma mise en terre.
Les jours qui ont suivi mon décès, je me suis baladé au gré de mes envies, j’ai expérimenté cette facilité de déplacement et m’en suis délecté. C’est comme dans les rêves, ceux où l’on vole, sauf que c’est réel. C’est une liberté, une joie permanente. J’en ai profité pour rendre visite aux personnes que j’avais connues dans ma vie, je voulais savoir si ma disparition les touchait. Par contre, j’ai mis plus de temps pour me confronter à mes proches, je n’étais pas prêt à être face à leur tristesse ni à ressentir cette douleur. J’avais peur de la vivre et qu’elle me ramène dans cette réalité que je fuyais.
J’ai revu ma famille le jour de mes obsèques, mais je ne suis pas resté. À la place, je suis allé rendre visite à celle que j’avais quitté le soir de mon accident, car je voulais des réponses. Je savais que ces personnes souffraient de phénomènes paranormaux et que des fantômes, soit des âmes comme moi – du moins je le supposais – s’y trouvaient.
Ma surprise fut une déception.
J’ai erré dans cette maison, j’ai essayé de toucher des objets, de déplacer des meubles, d’appeler à l’aide, mais en vain. Je suis simplement resté là, constatant mon impuissance à me faire entendre et remarquer. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé.
Il me semble que cette période de solitude et d’apprentissage a dû durer trois semaines. Ce qui me permet de me rappeler ceci, ce sont les dates. Ma mort est arrivée fin février, le 25. Je m’en souviens, car il faisait froid, et la neige était tombée quelques jours auparavant. Mon enterrement est intervenu une semaine après. Puis, il me semble me souvenir de ma première rencontre avec un autre défunt, le 10 mars.
J’ai cherché mes semblables partout où je pensais les trouver. Je suis retourné au cimetière, à l’hôpital, dans les églises. Je me suis rendu sur des lieux d’accident. Personne, pas âmes qui vivent. Quelle ironie.
Finalement, j’ai croisé Marie en vieille ville de Genève, assise sur un banc à attendre le bus. J’ai su qu’elle était un fantôme quand j’ai vu quelqu’un s’assoir sur elle, la faisant disparaître comme un hologramme. J’ai attendu que le vivant s’en aille pour m’approcher.
Elle semblait être là depuis longtemps. Sa tenue vestimentaire rappelait celle de la belle époque des années 30. Sa coiffure remontée en chignon épinglé sous un chapeau ne laissait pas de doute sur son temps.
Ne sachant comment l’aborder, j’ai voulu commencer par me présenter et là, ce fut le blanc.
Planté devant Marie, elle me regardait sans vraiment me voir, puis elle me parla.
— Vous êtes nouveau n’est-ce pas ?
Et vous ne savez plus comment on vous nommait.
— Oui en effet.
— Dans ce cas, il n’y a qu’une chose à faire, cher Monsieur, vous rendre là où l’on vous a mis.
Les cimetières ne sont pas là uniquement pour que les vivants se souviennent des morts, mais aussi pour que les morts se rappellent qui ils ont été.
Certes, ils sont vides, mais il n’en demeure pas moins qu’ils restent des lieux de passage…
En un clignement de paupières, nous nous retrouvâmes à côté de ma pierre tombale au cimetière Saint-Georges. Elle pointa du doigt.
« Christophe Meyer, 1980 – 2020 »
En me regardant d’un sourire plein de douceur et de compassion, la vieille femme me salua.
— Enchantée, M. Meyer.
Je me nomme Marie Von Hart.
Venez ! Je vais vous montrer, mon corps se trouve de l’autre côté de la parcelle.
Sa stèle était là depuis plusieurs décennies, l’érosion avait fait son travail et les ravages du temps s’étaient inexorablement attaqués à la décrépitude de la pierre. Cependant, je pouvais encore distinguer de faibles écritures sous la mousse et les feuilles mortes.
« À notre bien-aimée mère et épouse, Marie Von Hart, née Gaillard, 1877 – 1929 ».
— Je peux vous poser une question ?
Pourquoi êtes-vous encore sur Terre ? Il n’y a donc pas d’issue, nous sommes bloqués ici, où sont les autres ?
Marie, le regard perdu dans le vague, ne me répondit pas immédiatement.
— Chaque histoire est différente. Je suis restée ici pour attendre mon mari, mais quand son tour fut venu, je n’étais pas à ses côtés. Il est parti sans moi et je ne me suis pas pardonné de l’avoir manqué. Puis, je suis restée pour attendre ma fille. Mais elle a mis fin à ses jours. Les suicidés ne passent pas par la case fantôme. La sanction pour eux est l’expiation. Ils demeurent dans le purgatoire pour apprendre de leurs actes. Ils sont considérés comme de mauvais élèves. Ils demeurent dans une autre dimension, le temps d’apprendre de leurs erreurs. C’est un autre chemin.
— Mais pourquoi rester si vous n’avez plus de raison d’être là ?
— Oh, mais je voyage mon ami. Le temps n’est qu’illusion pour nous.
En me regardant, Marie me sourit puis s’évapora dans le crépuscule.
Seul, posté à côté de cette pierre, l’unique personne avec laquelle j’avais été en mesure de communiquer me laissa sans réponse.
Étrangement, aucune anxiété ne vint me tirailler, j’observais ce champ de mausolées à l’affût d’autres spectres qui, comme moi, seraient en quête d’explications.
En m’approchant du portail, je fis ma seconde rencontre. Un homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’un costume militaire et coiffé d’une casquette m’interpella bruyamment.
— Meyer Christophe ?
— Oui, à qui ai-je l’honneur ?
— Sergent Pelet pour vous servir.