J’ai pris la décision d’écrire le journal de ma vie. À lui seul, je confierai ce que je ne pourrais dire à d’autres. Je m’appelle Mira, mais mon véritable nom, hérité de mes ancêtres, est Ezra Theresa Miranda Hart du col de Kish. Je suis fière de nos cinq siècles d’histoire familiale, bien que je le garde pour moi. J’habite à St Pierre, une cité dans la province de Maurienne, située dans les États de Savoie. Notre roi bien-aimé est Hayden Walton, le troisième du nom.
On me taquine souvent sur ma grande taille, et il est vrai que je dépasse la plupart des garçons de mon âge. Cela me gêne un peu. Ezra, ma marraine et sœur cadette de mon père, affirme dans ses lettres que mes taches de rousseur, parsemées sur ma peau claire, deviendront bientôt des signes de ma beauté naissante. Marraine a une manière de parler qui me charme, et elle sait parfois s’exprimer à ma place.
Maman dit que je suis rousse, tandis que Papa ne s’en préoccupe pas. Marraine, quant à elle, préfère me qualifier d’auburn, une nuance de roux dont elle est fière. Cela me convient, et je n’y prête guère attention.
J’approche de mes dix-sept ans. J’ai étudié au couvent des Bernardines, mais les sœurs ont fui en Piémont après avoir appris ce qui les attendait à l’arrivée des Français. Le collège a fermé, et je ne suis plus obligée de suivre leur enseignement rigide.
Le temps est venu pour moi de prendre en main ma propre destinée. Je rêve de chevaucher les sentiers des montagnes, de passer mes journées à pêcher dans les rivières tumultueuses ou à cueillir des champignons dans les bois.
Cette liberté insouciante m’était acquise jusqu’à ce que l’intervention de Marraine vienne tout bouleverser. J’étais en train d’écouter Papa lire une lettre de Marraine quand j’entendis : « Qu’importent les travaux d’aiguille, une femme respectable doit étudier ! »
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : pourquoi diable devrais-je apprendre le latin pour chevaucher, danser ou rire ? Je n’en ai aucune envie. C’est Marraine qui a convaincu mes parents de me faire étudier avec le baron Moody, l’homme le plus savant et respecté de la province. Il a accepté de me consacrer du temps, et comme il est assez âgé, une cinquantaine d’années, personne n’a trouvé cela inapproprié, pour mon plus grand malheur.
Je connais la famille du baron depuis toujours. Sa maison est voisine de la nôtre, nos jardins sont même reliés par une porte. J’ai grandi en jouant avec ses enfants dans leur verger.
Je n’ai en tête que les cris de colère du baron contre ses fils, des élèves médiocres, dont les éclats résonnaient jusqu’à chez nous.
Samedi, lors du marché sur la place de l’évêché, je l’ai aperçu. Il était là, fièrement juché sur son cheval, le plus beau de la vallée. Sa longue cape noire flottait derrière lui, et il portait son tricorne avec assurance. Tout le monde à St Pierre le saluait avec un grand respect. Mes amies Georgine et Julienne étaient présentes, accompagnant leurs pères qui faisaient des révérences teintées d’une ironie subtile. Derrière eux se tenait un homme vêtu de noir, que je ne connaissais pas, et qui ne s’est pas incliné devant le baron. Ce détail m’a intriguée : le baron aurait-il des ennemis ?
« Étudier avec le baron Moody est un privilège », a écrit Marraine dans sa dernière lettre. Mais je ne veux pas de ce privilège !
J’adorais Marraine jusqu’à ce jour, elle est tellement différente de Maman. Veuve depuis quelques années, elle porte le nom d’Ezra de Buttet de Tresserve. N’ayant pas eu d’enfants, elle a hérité des biens de son défunt mari et tarde à se remarier. La vie assez libre qu’elle mène à Tresserve, près d’Aix-les-Bains, déplaît à ma famille ; j’ai entendu Papa la qualifier de libertine.
Elle a toujours été pour moi une étoile brillante. C’est elle qui m’a suggéré de tenir ce journal. Elle a eu tort, car je crois que sa trahison remplira ces pages de ma rancœur. Mais il se fait tard, et je dois éteindre ma chandelle si je ne veux pas être réprimandée par mes parents, qui économisent tout comme si nous étions pauvres. Le sommes-nous vraiment ? Cette pensée ne m’avait jamais traversé l’esprit, mais elle me trouble à présent.
Vendredi 23 septembre 1791, neuf heures du soir